Jocelyne Porcher
Les vaches sont des animaux domestiques, des animaux d’élevage. Leur spécificité historique et sociale est qu’elles sont engagées dans le travail avec des humains. Du point de vue des éleveurs, les vaches produisent du lait grâce auquel ils gagnent leur vie et pérennisent leur vie avec les vaches.
Du point de vue des vaches, les éleveurs sont les partenaires d’une vie en commun plus ou moins sensée, plus ou moins agréable. Etre une vache laitière, c’est vivre à la fois dans un monde de vaches et dans un monde humain, celui du travail. Le monde des vaches est celui qui renvoie à leur expérience sensorielle et cognitive propre. Dans le monde des vaches, l’herbe, les autres vaches, les veaux, le temps qui passe, tout cela a une présence et acquiert le sens que leur donnent leurs sens (l’odorat, l’ouie..) et plus largement leur sensibilité.
Grâce au travail, des choses plus complexes ont également acquis du sens pour les vaches: la relation avec les humains, la traite, le temps contraint et le rythme du travail… Cette rencontre entre monde animal et monde humain est ce qui fait la beauté et la richesse de l’élevage. Donner, recevoir et rendre est le paradigme qui, depuis 10 000 ans, scelle le lien social avec les animaux d’élevage, tout comme il scelle le lien entre les humains. Car, ainsi que l’écrivait Marcel Mauss, «nous n’avons pas qu’une âme de marchand».
Donner la vie -et la reprendre-, nourrir, protéger, soigner, offrir aux vaches et à nous-mêmes la vie bonne qui donne du sens à notre relation. Et cela que l’on soit en France, en Afrique, aux Etats Unis ou au Japon. C’est ce sentiment d’amour et de respect qu’exprime un éleveur japonais retournant au péril de sa vie près de ses vaches, juste après Fukushima : «Lorsque je les quitte, je me dis que c'est peut-être pour la dernière fois, alors je retire ma casquette et je me prosterne. Je pense que les bêtes me comprennent».
Depuis le 19ème siècle, zootechniciens, biologistes, industriels et pouvoirs publics contraignent les paysans à déchoir et à réduire leurs relations aux vaches à un rapport utilitariste uniquement centré sur la performance, la productivité et la compétitivité. Les vaches ne sont plus les partenaires respectables d’un travail difficile mais utile à tous, ce sont des machines à lait dont il faut sans cesse augmenter le rendement et la rentabilité.
Animaux d’élevage et producteurs partagent une même condition, celle de servants de l’industrie ; les producteurs laitiers ne sont plus en effet depuis longtemps que les fournisseurs, aussi vulnérables que leurs vaches, de l’industrie laitière. En même temps que la production des vaches augmente et leur nombre dans les exploitations, le nombre de producteurs diminue.
La production laitière européenne est une industrie bientôt soumise à la concurrence internationale. Tout comme pour la production porcine ou avicole, il ne s’agit clairement plus d’élever les animaux et de produire des aliments, il s’agit de produire de la matière animale au plus vite et au plus bas coût. Dans ce projet, humains et animaux sont les rouages d’une même machine à broyer la dignité et les sentiments. C’est pourquoi, après avoir renoncé à défendre leurs vaches et leur métier contre les «modernisateurs», les ci-devant éleveurs, suicidaires ou fatalistes, abandonnent aujourd’hui un métier dépourvu de grandeur.
«Un projet cruel et dépourvu de sens, même de sens économique»
Le projet «1000 vaches» d’Abbeville peut apparaître à certains comme cohérent et rationnel dans un monde industriel soumis à la loi d’airain du profit. Or ce projet est cruel et dépourvu de sens, même de sens économique. Il est cruel parce qu’il contraint des vaches et des salariés à un travail aliénant réduit à la seul rationalité technique. Produire du lait. Produire des veaux. Produire de l’énergie via la méthanisation des lisiers. Produire pour détruire et non plus pour vivre.
Les salariés de cette usine à lait et à méthane, tout comme leurs collègues en production porcine, devront faire face à la violence de leur relation aux animaux. Ils devront affronter une souffrance éthique bien souvent indicible, la souffrance que l’on ressent à faire souffrir, contraint par l’organisation du travail et par la défaite de la pensée.
Car le bien-être des animaux n’est pas le «bien-être animal». Le bien-être des animaux ne dépend pas de la hauteur de leur tapis de sol. Il repose sur le lien: le lien à la nature, le lien aux autres animaux, le lien à leurs éleveurs. Le zéro pâturage est une violence, la recherche sans fin de productivité est une violence, la génétique contre l’histoire est une violence, le déni du lien aux humains est une violence.
Ce projet est un non-sens économique à l’heure où les consommateurs rejettent de plus en plus massivement la violence contre les animaux et préfèrent, pour des raisons éthiques, le «lait» de soja au lait de vache et le «steak» végétarien -en attendant la «viande in vitro»- à l’entrecôte.
La course à l’industrialisation et au profit sans fin des productions animales détruit l’élevage et les animaux d’élevage. C’est pourquoi les vaches ne veulent pas travailler à l’usine. Elles veulent être libres avec des éleveurs libres et fiers de leur travail et de leur métier.
Jocelyne Porcher est sociologue et zootechnicienne à l'Inra. Elle a publié «Vivre avec les animaux, une utopie pour le 21ème siècle» aux éditions La Découverte en 2011, et «Cochons d’or, l’industrie porcine en questions» aux éditions Quae en 2010.
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