Laurent Mucchielli, sociologue au CNRS et enseignant à l'université d'Aix-en-Provence, est l'un des rares scientifiques français à s'intéresser à l'efficacité de la vidéo-surveillance sur la délinquance. Il nous livre ses conclusions sur l'audit amiénois.
Le Télescope d'Amiens: ce rapport est l'un des premiers en France à évaluer l'efficacité de la vidéo-surveillance à l'échelle d'une ville. Selon vous, qu'apporte-t-il de nouveau sur la question ?
Laurent Mucchielli: Les données sont très limitées, et la plupart des informations ont été apportées par les services de la mairie eux-mêmes. On trouve aussi les entretiens de sept professionnels, dont certains avouent qu'ils ne sont pas compétents pour évoquer le sujet [le procureur Bernard Farret qui venait d'arriver en poste, ndlr.]
À mon sens, le plus révélateur est celui du policier dont on apprend que l'efficacité de la vidéo-protection est impossible à évaluer. Il manque à ces entretiens au moins trois types d'agents : les personnels du Centre de sécurité urbaine [les agents du CSU sont ceux qui analysent les images des caméras, ndlr], les policiers municipaux et les services techniques de la ville
Le reste du rapport d'audit consiste en un rappel juridique et un commentaire des statistiques de délinquance de la police. Et tout cela pour 17000 euros: c'est malheureusement typique de ce que l'on rencontre dans le monde du marché privé de l'audit de sécurité. Derrière un beau Powerpoint: un travail de terrain superficiel, une compilation statistique déjà disponible par ailleurs et donc, au final, aucune valeur ajoutée. Ces informations, l'élue à la sécurité devait déjà toutes les connaître.
Le rapport commence par préciser que «l'identification de l'impact de la vidéoprotection parmi les influences [...] multiples relève de l'impossible», mais base son analyse sur cet impact. Comment comprendre cela?
L'efficacité de la vidéosurveillance, c'est une représentation de sens commun. Du sommet de l'État à l'élu de base, c'est ce que tout le monde répète. «la vidéosurveillance, c'est utile.» Utile, c'est sûr puisqu'on l'utilise, mais à quoi précisément? On ne sait pas, mais on le répète, parce que «c'est ce qu'on dit, c'est ce que disent les gens qui ont l'air de savoir.»
Les policiers émettent pourtant des doutes, même en centre-ville où les caméras sont concentrées on ne sait pas s'il y a un impact; mais dans les généralités, le rapport d'audit va sortir le discours habituel en commençant par «Comme chacun sait...». Mais après tout, les cabinets d'audit ne sont pas connus pour manifester du sens critique ou de la rigueur scientifique.
Les critiques sur la scientificité du rapport se justifient donc? Que faudrait-il faire pour évaluer rigoureusement l'impact de la vidéo-protection?
Cela n'a évidemment rien à voir avec une étude scientifique. Une étude sérieuse ne peut pas s'en tenir à des entretiens rapides avec des chefs de service voire des hauts responsables qui sont loin du terrain.
On doit croiser plusieurs méthodes. Il faut d'abord aller à l'intérieur du centre de sécurité urbaine et en étudier en détail l'organisation : être sur place à plusieurs reprises et pendant des heures pour observer ce que font réellement les agents chargés de la surveillance des écrans.
Les opérateurs ont souvent une consigne globale de surveillance et des consignes précises, routinières, comme surveiller telle caméra à telle heure pour le trafic routier, la sortie d'une école ou le relevé des horodateurs, etc. Les opérateurs ont aussi des temps d'analyse d'image après une saisine de la police.
Il faut les observer en direct, et voir comment police municipale et nationale utilisent le service. Il faut par ailleurs éplucher en détail les comptes-rendus d'activité hebdomadaires et même journaliers, quand ils existent. Cela prend plusieurs jours, plusieurs semaines pour rendre compte avec précision de l'activité réelle d'un service.
Pour évaluer l'impact, on doit aller comparer les 54 réquisitions évoquées par le rapport avec la totalité des personnes mises en cause par la police pour des faits de délinquance sur la voie publique. Admettons que ce soit 2000 personnes par an au commissariat d'Amiens. On peut alors conclure que la vidéo à contribué à l'élucidation de 2,7% des affaires au grand maximum. On voit donc tout de suite que ce n'est pas central dans le travail de la police judiciaire.
On doit aussi se demander combien le centre de vidéosurveillance a signalé d'incidents sur la voie publique et ce que cela représente dans l'activité des policiers nationaux comme des policiers municipaux.
Et on parvient aux mêmes conclusions sur la caractère réel mais marginal de l'impact de la vidéo. Ce qui se comprend d'autant plus à Amiens que, comme chacun le savait déjà avant cet audit, le réseau de caméras a été implanté au départ pour gérer les bornes d'accès des rues piétonnes du centre-ville et non pour repérer les actes de délinquance.
Ce qui ne veut pas dire que cela ne peut pas évoluer. On peut faire progresser la situation en repensant toute l'implantation des caméras et le dispositif d'alerte et d'intervention sur le terrain. Mais cela coûterait très cher et cela supposerait en amont une vraie étude évaluative...
Enfin, pour ce qui est de l'impact dissuasif, personne ne peut le chiffrer, pas plus qu'on peut chiffrer l'impact dissuasif de policiers postés au milieu d'un rond-point. Mais sur beaucoup d'autres points on peut amener des réponses scientifiques, à condition de vraiment bosser.
On entend parfois parler de technologies qui rendraient automatique l'analyse des images et la détection de la délinquance. Qu'en est-il aujourd'hui?
C'est certain, il y a des technologies très pointues qui nous viennent souvent du monde militaire, mais on est encore dans le fantasme et le marketing quand on prétend que l'on va mettre dans nos villes et nos villages des caméras capables de détecter la délinquance. La caméra peut détecter une concentration d'objets ou de personnes, et lancer une alarme.
Mais elle n'analyse pas la situation. Elle ne vous dit pas si le groupe de personnes détecté est là pour commettre une infraction ou bien pour aller au cinéma ou au matche de foot. Il est donc faux de prétendre que la caméra est «intelligente» et de laisser ainsi croire qu'elle va remplacer l'humain. Cela me semble même une escroquerie intellectuelle.
Laurent Mucchielli fait partie des rares universitaires français étudiant la vidéosurveillance et son impact sur la délinquance. Après un premier contact jeudi 20 septembre, je lui ai fourni le rapport d'audit qu'il a pu lire durant la fin de la semaine. Je l'ai interrogé mardi matin et n'ai publié l'entretien qu'après sa relecture.