Les tâcherons étaient autrefois des bouchers indépendants qui pouvaient monnayer leur talents à prix d'or auprès des abattoirs, souvent au prix de leur santé.
Ultra-productifs, ils changeaient d'usine comme de chemise, et faisaient le choix de ne pas être payés à l'heure mais au kilo pour gagner plus.
Aujourd'hui ces mêmes bouchers ont intégré les rangs d'entreprises de sous-traitance. «Avant les tâcherons étaient des travailleurs indépendants qui payaient leurs charges, explique Philippe Soulard, délégué CFTC et tâcheron pour un sous-traitant dans l'ouest de la France. Depuis les années 80, ils sont devenus des salariés.»
Pourtant chez ces sous traitants certains ont pu garder une certaine indépendance, comme les désosseurs. «Ils gagnent bien leur vie. Ils ne restent jamais longtemps dans la même boîte, détaille Stéphane Dormeval. Mais ils ne peuvent pas faire ça toute leur vie. Les pareurs, à côté, sont mal lotis. Si les désosseurs travaillent seuls, les pareurs travaillent par six. Alors pour calculer le poids que chacun a réalisé, c'est impossible. Et puis, pareur, tout le monde peut le faire, il faut juste de la vitesse et de l'endurance».
Pour certains, le tâcheronnage a disparu avec l'arrivée de ces entreprises. «Tâcheron, ça n'existe plus. Aujourd'hui, ils travaillent pour des boîtes qui les exploitent», analyse Stéphane Dormeval, élu CGT Bigard à l'usine d'Ailly-sur-Somme.
«On aimerait ne pas avoir recours à eux»
Les principaux noms du secteur sont Tradevia ou Euroviande Service. Ces sociétés peuvent employer des centaines de personnes, et recrutent à tour de bras, si l'on en croit cette annonce d'Euroviande passée dans un journal agricole en mai dernier pour le recrutement de «450 ouvriers spécialisés dans la découpe de la viande. L'entreprise emploie des ouvriers spécialisés dans la découpe et le désossage dans une cinquantaine d'usines en France, pour répondre aux besoins des industriels.» Selon la CFTC, ils seraient 7500 en France sur les 45 000 salariés de la filière viande.
Dans ce secteur, certaines entreprises «se comportent comme des mercenaires», accuse l'avocat de la société Tradevia, mise en cause par l'Inspection du travail à Ailly-sur-Somme. Pour lui, toutes les sociétés ne sont pas à mettre dans le même sac.
Le gérant de la société LDS, également mise en cause et aujourd'hui liquidée, avait déjà été mis en cause dans une affaire de «prêt illicite de main d'oeuvre», mais avait été débouté, a rappelé le juge mercredi au TGI d'Amiens.
Aujourd'hui toutes ces entreprises de sous-traitance proposent le même service que les tâcherons indépendants, un service de découpe ultra rapide. «Si le travail des tâcherons est rapide, les ouvriers titulaires et les responsables de production lui reprochent d'être bâclé, raconte le sociologue Séverin Müller.
Dans son ouvrage, À l'abattoir, paru en 2008, cet universitaire lillois décrit l'organisation du travail dans l'un des trois plus gros abattoirs français de l'époque, et la place qu'y occupent les tâcherons. Extrait: «Le directeur du personnel me fit part de son sentiment comme un aveu “On aimerait ne pas avoir recours à eux, mais on est vraiment obligés. Sans eux, ça serait impossible de suivre les commandes”.»
Face à une industrie en proie à de fortes variations de production, ces sociétés offrent une main d'oeuvre extrêmement souple, les salariés se déplaçant d'usine en usine au gré des «chantiers», ces missions données par les usines en fonction de leurs pics de productions.
Les tâcherons suivent les promotions lancées par la grande distribution ou «l'arrivée des bêtes dans les abattoirs, qui est différente dans chaque région», explique Philippe Soulard de la CFTC. Certains tâcherons peuvent parcourir la France au gré de la demande. «Certains passent quelques mois dans le nord de la France, puis retournent en Bretagne.» Des mois d'itinérance qu'ils passent à l'hôtel ou en studio.
Aux dires des syndicalistes, la vie du tâcheron indépendant était précaire, dure mais choisie. Dans son ouvrage, Séverin Müller rapporte le témoignage d'un cadre dont le frère a été tâcheron: «Ils ont beaucoup moins la sécurité de l'emploi comme peut l'avoir notre personnel. Voilà tu fais un choix aussi. Tu t'uses comme un salopiaud à travailler – tendinite et santé foutue en l'air – pour vivre la grande vie, et puis au final, tu te retrouves sur la paillasse».
Et la présence de ces salariés payés au kilo n'était d'ailleurs pas toujours appréciée des salariés des abattoirs payé à l'heure. «Les responsables de l'atelier se réfèrent souvent au rythme tenu par les tâcherons, qu'ils jugent deux fois plus rapides, pour inciter les ouvriers internes à augmenter leur productivité», raconte Séverin Müller. «Par le recours au tâcheronnat, les gestionnaires de la main d’œuvre ont trouvé un moyen de pallier les insuffisances de l'automatisation et d'adapter l'organisation aux fluctuations de commandes.»
«Les problèmes se posent par exemple lorsque l'emballage est fait par les salariés de l'usine. Le mec en bout de ligne, on lui en fout plein la tronche, et au bout d'un moment, il pète un câble», explique Stéphane Dormeval de la CGT.
«Ce n'est pas nouveau, mais la présence des tâcherons créée des tensions dans des situations où localement c'est déjà tendu», explique Séverin Müller. C'est le cas à Ailly-sur-Somme, où les effectifs de salariés ont baissé drastiquement ces dernières années (voir notre article).
L'âge d'or du tâcheron est derrière lui
Pour Stéphane Dormeval, la condition de tâcheron a définitivement changé. «Aujourd'hui, c'est de l'exploitation, ils gagnent bien leur vie, mais font des heures impossibles. S'ils gagnent un peu plus qu'un salarié, c'est uniquement grâce aux primes de déplacements.»
«Il y a eu un âge d'or du tâcheron, mais aujourd'hui c'est fini, notamment à cause de la concurrence sur les prix, et le comportement de certaines petites boîtes qui font n'importe quoi, explique le tâcheron, Philippe Soulard de la CFTC. Aujourd'hui nous sommes sous convention collective, le salaire de base est de 1500 euros brut, Il y a une partie variable calculée sur le différentiel par salarié. Certains salariés peuvent gagner 10% de plus que les autres. ».
«J'ai connu des tâcherons, je te dis ça, ça fait quinze ans, parce que ça n'existe plus aujourd'hui, ils tournaient à 25 ou 30 000 balles (francs) nets par mois, raconte le cadre de la viande, interrogé par le sociologue Séverin Müller. Il y a des tâcherons qui venaient en Porsche au boulot.»
Preuve des temps qui changent, les tâcherons de l'entreprise Euroviande Service, qui emploie plus de 1000 personnes, étaient d'ailleurs en grève cette année. Ils se battaient pour une hausse des salaires.