La veille, les marcheurs étaient arrivés d'Arras et avaient été hébergés, pour la nuit, à la colonie de Dury. Une des dernières étapes de leur périple parti de Marseille le 15 Octobre 1983, puisqu'ils devaient défiler sur la capitale le 3 décembre.
Le matin du 27 novembre 1983, près d'une centaine d'Amiénois a rejoint ces marcheurs. Prêts à marcher une trentaine de kilomètres, jusqu'à Breteuil, pour défendre l'égalité, pour s'indigner contre le contexte particulièrement violent du début des années 80.
Des meurtres à caractère raciste, comme celui d'un enfant dans la cité des 4000, à la Courneuve (93), sont le climax des passions qui tendent la France de 1983. L'histoire de la marche, c'est justement un jeune animateur du quartier des Minguettes, à Vénissieux (69), qui l'écrira. Toumi Djaïdja, «connu des services de police», est grièvement blessé par balles par un policier, alors qu'il intervient pour secourir un ami attaqué par le chien de l'agent.
Nous sommes en juin 1983, et le jeune homme fomente son projet de marche à travers la France, pour dialoguer avec les Français, dénoncer les injustices et les discriminations dont sont victimes les Français rapatriés et les étrangers.
Revendiquer sa place de citoyen à Amiens
Et le climat amiénois? Yassine Mokkadem, aujourd'hui président de l'association Mélodie en sous-sol, avait 23 ans en 1983. «Je me souviens d'un graffiti raciste sur la trémie en face du pigeonnier. C'était, je crois, la première fois que nous étions confrontés à ça.» Pour lui, la question de la peur des crimes racistes ne se posait pas de la même façon à Amiens ou dans le sud de la France, à Marseille ou Lyon. Amiens était une ville tranquille, où il n'était pas trop difficile de grandir dans une famille d'origine maghrébine. Mais le quartier n'était pas calme pour autant. «On voulait revendiquer notre place de citoyen», explique-t-il, dans un sourire. Au début des années 80, le jeune Mokkadem avait créé l'AFM2G, l'association des Français musulmans de la deuxième génération.
Yassine Mokkadem est toujours actif dans le monde associatif du quartier nord.
Yassine, lui-même enfant de rapatrié harki est au chômage depuis son retour du service militaire, en 1980. À l'époque le chômage était déjà endémique. «Je me souviens qu'on ressentait déjà de la discrimination, pour trouver un emploi, par exemple. Mais, après tout, beaucoup de nos amis du quartier rencontraient le même genre de difficulté, même les «de souche».»
Pourtant il se souvient que des mouvements comme le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples) proposent des actions à l'entrée des discothèques pour sensibiliser à la discrimination. Mais à l'époque, cela ne fait pas partie de ses préoccupations. Pas plus que les problèmes de l'immigration: lui et sa famille étaient des rapatriés, bien Français.
Mais viennent les événements de l'été 1983. «On a appris qu'il y avait eu des échauffourées et qu'un fils de harki avait été blessé par la police. On avait suivi avec attention la situation.» Il avait aussi entendu parler de journalistes qui payaient les enfants pour mettre le feu aux voitures dans les quartiers chauds.
«On s'est inscrit à la marche, parce que ça nous parlait. Ce qui nous parlait, c'était le brassage de la population amiénoise, tous ces gens qui décident de défiler pour montrer qu'ils sont conscients de la situation».
La France se réveille multiculturelle
Parmi les marcheurs, on trouvait aussi le jeune M'hammed El Hiba. À l'époque, cet immigré Marocain venu pour les études vient de les terminer. Il était militant, responsable de l'Union nationale des étudiants du Maroc, il avait aussi participé à créer, en 1979, un comité de défense des étudiants étrangers avec, entre autres, Thierry Bonté. À l'automne 1983, selon ses souvenirs, il était employé dans l'association Alco (Association pour les langues et culture d'origine) pour animer des cours de langue et de civilisation.
M'hammed El Hiba participait à la marche pour sa portée politique.
«La marche, c'était une façon pacifique et grandiose de demander l'égalité des droits pour tout le monde. On était à un moment où se posait clairement la question du droit d'expression des communautés sur le territoire français.» C'est pour cela qu'il souhaite participer à la marche, avec une ambition politique de revendication des droits. «La France s'est rendu compte qu'elle était multiculturelle. À partir de là, il fallait imaginer un espace où chacun puisse contribuer au fonctionnement de la nation, où chacun puisse s'émanciper.» Il garde un très bon souvenir de l'événement. «Dans la marche, chacun trouvait sa place: l'église, l'extrême gauche, les militants de l'égalité...»
En 1983, Yves Briançon avait 26 ans. Jeune ingénieur militant de l'alphabétisation, il avait intégré le conseil municipal d'Amiens avec le PSU (le Parti socialiste unifié), parti séparé de la SFIO au moment de la guerre d'Algérie. «C'est à ce moment-là que ce sont installées les problématiques qui existent toujours, les débats sur l'intégration, le multiculturalisme... C'est à ce moment qu'il n'a plus été possible d'avoir de la France l'image d'un pays où tous les gens sont bien blancs et où il n'y a pas de différences», estime Yves Briançon.
Yves Briançon était tout jeune élu à la mairie d'Amiens au moment de la marche.
Avec Bernard Delemotte, son aîné au sein du groupe PSU de la municipalité René Lamps (PCF), il était impliqué dans la commission extra-municipale des immigrés (CEMI), une structure qui accueillait les Amiénois étrangers pour leur permettre de donner leur avis sur les questions relatives aux immigrés. Ils ont été chargés de l'accueil des marcheurs. «La marche n'a pas eu un grand enthousiasme à la mairie, il y a eu peu de publicité, se souvient Bernard Delemotte. Sur Amiens les fils de rapatriés ont participé, mais au niveau des étrangers il y a eu peu de mobilisation.»
«La marche, c'est parti d'un rapatrié. C'est normal, il était Français et avait la légitimité. Les étrangers évitaient de se faire remarquer», analyse Yassine Mokkadem. Sa marche, elle n'a pas été aussi belle que prévue. Il se rend compte que les marcheurs de Lyon sont peu amènes, restent à l'écart, marchent en avant sans attendre les femmes et les handicapés qui avaient rejoint le cortège pour l'étape Amiens-Breteuil. «Arrivés là-bas, on pensait qu'on allait pouvoir discuter avec eux, mais ils ont dîné dans une salle à part». Du coup, ni lui ni ses amis ne se rendront, le 3 décembre, à Paris. Avec trente ans de recul, Yassine Mokkadem juge sévèrement cette marche contre le racisme.
«La belle idée a été pervertie»
«On a vu ce que c'est devenu. La création de SOS Racisme, qui a été une école pour les classes dirigeantes d'aujourd'hui», raille Yassine Mokkadem qui, comme beaucoup d'autres, n'a pas goûté à la récupération politique des mouvements spontanés. Mais, même pour les avancées immédiates de la marche, le fils de rapatrié reste amer: «François Mitterrand leur a promis une carte de dix ans, moi je n'ai pas marché pour ça», rappelle-t-il.
Pour lui, c'est la seule avancée de cette marche. La carte de séjour de dix ans, venant en remplacement des cartes de trois et cinq ans maximum qui étaient, jusque là, les seuls possibilités des immigrés. Une avancée qui ne concerne en aucun cas le jeune Yassine, Français né en Algérie française. «Une partie des marcheurs étaient, comme moi, rapatriés depuis le début des années 60. En 1980, ils sentaient qu'ils avaient du mal à s'intégrer. La marche, c'était un cri du cœur, et c'est devenu une demande administrative. La belle idée a été pervertie».
Bernard Delemotte, qui s'est retiré du conseil municipal en 2011, continue ses activités militantes.
Bernard Delemotte, relativise. «C'est vrai qu'il y avait deux types de marcheurs: les harkis et les étrangers. Mais la carte de dix ans était une revendication portée par toutes les associations, c'était très important pour stabiliser les immigrés. Par ailleurs, ce qui se passe pour les étrangers retombe sur les rapatriés: je pense aux contrôles au faciès et à la suspicion systématique des étrangers».
M'hammed El Hiba aujourd'hui directeur de l'Alco, a toujours la nationalité marocaine, par choix (voir les détails apportés par M. El Hiba dans les commentaires de cet article). Lui aussi considère la carte de dix ans comme une belle avancée: «Il faut se rendre de ce que cela représente pour les immigrés. Il m'est arrivé d'en faire l'expérience: les maghrébins et les blacks vont à la préfecture pour faire renouveler leurs papiers, ils sont en situation d'infériorité, pour certains dans une langue qu'ils maîtrisent mal, devant des employés qui n'ont pas toujours choisi leur poste de travail. Parfois l'accueil est exécrable, et les étrangers ne peuvent pas s'en plaindre» (voir les précisions de M. El Hiba).
Le droit de vote des étrangers remis sur la table
Que reste-t-il d'autre, de cette fameuse marche? «Le progrès de la carte de dix ans n'est pas totalement supprimé. Mais pour ce qui est de la lutte contre le racisme, c'est un combat permanent lié au contexte économique, à la paupérisation d'une partie de la population», estime Bernard Delemotte. Pour autant, «la marche a accéléré une réflexion sur le droit de vote des étrangers». Bernard Delemotte est, encore aujourd'hui, membre d'une association militant pour ce droit. En 1987, dans la foulée de la marche, l'élu parvenait à mettre en œuvre une expérimentation d'élection de ressortissants étrangers, représentants des immigrés, en parallèle du conseil municipal d'Amiens.
Si l'expérience a tourné court, supprimée en 1989 par l'arrivée de Gilles de Robien, elle trouve à nouveau, aujourd'hui, des échos dans le programme de campagne de François Hollande. Les commémorations du trentenaire de la marche pour l'égalité contre le racisme raviveront-elles le débat ?