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Santé : travailler les femmes au corps

Le 05 November 2012

Elles sont une poignée de femmes à avoir répondu à l’appel de l’association Initi’elles, active dans leur quartier. En cette semaine «rose» d’octobre, une «question santé» est organisée à Étouvie autour des cancers du sein et du col de l’utérus. Des questions qui touchent à la vie intime des femmes, sur lesquelles tout effort nouveau de communication est le bienvenu.

«La campagne d’octobre rose est traditionnellement le moment privilégié pour informer de l’importance de la mammographie pour la prévention du cancer du sein. Nous avons souhaité aussi ajouter la problématique du cancer du col de l’utérus et sortir des actions de centre-ville pour aller dans les zones urbaines sensibles comme Amiens-Nord et Étouvie», explique Clémentine Chung, animatrice à la maison prévention santé qui dépend du service municipal de santé publique de la mairie d’Amiens.

La directrice de l’école de sage-femme anime la réunion, accompagnée par quelques étudiantes et par des «Ambassadrices Santé Etouvie», des femmes bénévoles qui proposent de l’information dans le quartier sur le dépistage du cancer du sein. L’essentiel est très vite évoqué, l’importance de la mammographie tous les deux ans de 50 à 74 ans, celle du frottis pour détecter toute infection au papillomavirus sur le col de l’utérus qui pourrait conduire au développement, après plusieurs années, d’un cancer.

La grossesse, une occasion de parler prévention

«Mais attention, le frottis ce n’est qu’à partir de 25 ans et tous les 3 ans si tout est normal», rappelle Marie-Agnès Poulain, la directrice de l’école de sage-femme. Les organisatrices essaient de libérer la parole, de faire parler les femmes de leur ressenti par rapport à ces examens, de leurs perception de leur corps aussi.

Beaucoup de pudeur. On n’ose pas évoquer sa situation personnelle, même en si petit gynécée. Ce n’est que lorsque la conversation dévie un instant sur la maternité que les échanges se font plus vifs et que les femmes partagent leurs expériences de mères, d’accouchement, d’allaitement. Ce temps passé à parler d’autre chose est tout simplement primordial pour rassurer, trouver une porte pour l’échange.

«Nous les sages-femmes, nous voyons souvent arriver des jeunes femmes enceintes avec leur mère plus âgée. Et le moment de la consultation est bien souvent le lieu où l’on parle de l’une et de l’autre, on finit ainsi par réussir à toucher toute la partie féminine de la famille!», se réjouit Marie-Agnès Poulain. «Quand vient le moment de la consultation après l’accouchement, où l’on évoque la contraception, c’est bien souvent aussi le moment où l’on peut parler de l’importance du frottis par exemple».

Car trop souvent, dans les quartiers populaires d’Amiens, les femmes n’expérimentent un suivi gynécologique que pendant leur grossesse. Une fenêtre très courte pour parler aussi prévention.

«Nous avons un retard considérable à combler»

La situation médicale d’Amiens n’est pas brillante dans sa globalité. «La Picardie est la 21e région de France en matière sanitaire. Nous avons un retard considérable à combler, tant sur le plan du diagnostic et du traitement qu’en matière de prévention», déplore le Dr Patrick Kaczmarek, qui exerce au CHU et au CDAG de la rue Fernel. Pourtant, les dépassements d’honoraires pour consulter un spécialiste comme le gynécologue sont moins dramatiques que dans d’autres régions de France (voir à ce sujet l’étude de l’UFC-Que choisir publiée le mardi 16 octobre).

Mais le frein financier est loin d’être le seul en matière d’accès aux soins. «Il peut y avoir sur Amiens des délais d’attente aberrants et puis surtout il faut que la population ait envie d’aller consulter!» s’exclame le médecin. Les couches les plus populaires décrochent souvent des pratiques de prévention et le niveau d’éducation sanitaire dépend du niveau de prospérité. Or Amiens, 31e ville de France par sa taille se classe 28000e par revenu moyen net de ses habitants.

La ville est aussi marquée par de fortes disparités et inégalités. Étouvie et Amiens Nord, 15% en tout de la population amiénoise, concentrent 30% des aides facultatives délivrées par le centre communal d’action sociale (CCAS) et 33% des bénéficiaires du RSA. La mortalité prématurée est élevée, avec une forte incidence entre autres de cancers. Chez la femme, les cancers du sein et du col de l’utérus sont plus fréquents que dans le reste de la France.

La Mairie a décidé face à cette situation délétère de mener des actions de prévention renforcée. La campagne de dépistage organisé du cancer du sein par mammographie fonctionne plutôt bien sur la ville, avec une participation de 57% contre 47% sur la France. Côté frottis du col de l’utérus, le bât blesse. Le taux de dépistage n’est que de 19%.

«La prévention ne fait pas à proprement parler de nos attributions réglementaires, puisque quasiment tout ce qui concerne la santé a été basculé sur l’agence régionale de santé (ARS). Mais nous avons voulu aller plus loin et créer un service municipal de santé publique. Il découle d’une vraie volonté politique car il ne s’agit pas d’une fonction décentralisée de l’Etat. Nous pouvons donc proposer une maison prévention santé, des ateliers de santé en ville et les rencontres santé d’Amiens tous les premiers mardis du mois. Un financement de la politique de la ville via le contrat urbain de cohésion sociale (CUCS) est aussi dévolu au soutien d’associations qui œuvrent sur le terrain», détaille Guillaume Bonnet, adjoint au Maire en charge de la santé.

Amiens Métropole finance à hauteur de 50000 euros ces associations pour des actions de santé, sur un budget global du CUCS de 1,4M d’euros annuels.

Le dernier des soucis

«La démarche associative en prévention santé est excellente», estime le Dr Kaczmarek. Surtout avec des femmes sujettes aux effets de différentes rumeurs, nocivité des vaccins, surdiagnostic avec la mammographie. Autant de sujets qu’il faudrait pouvoir discuter avec son médecin pour choisir sa prévention au mieux. Autant de sujets qu’il est difficile d’aborder au cours de consultations.

D’où l’intérêt de toutes les approches différentes, visites à la sage-femme mais aussi interventions de bénévoles formées, comme les ambassadrices santé d’Étouvie, dont l’action est coordonnée par l’association Initi’elles depuis 2009, pour un projet monté en 2007. «Le quartier d’Étouvie était celui qui répondait le moins bien au dépistage organisé du cancer du sein par mammographie», précise Guillaume Bonnet. «D’où l’idée de soutenir des femmes du quartier, qui pouvaient parler prévention avec une culture commune».

Les ambassadrices santé, qui sont neuf aujourd’hui, sont toutes sensibilisées à ces questions des cancers féminins. Certaines ont eu à en affronter un mais ce n’est pas le cas de la majorité d’entre elles. Elles ont été formées pour adopter le bon langage. «Si on ne va pas chercher les femmes, lors de permanences en pharmacie ou en service public de quartier, pour leur proposer un entretien et éventuellement un accompagnement pour aller faire une mammographie, elles ne vont jamais se renseigner par elles-mêmes», raconte Martine, l’une des ambassadrices. «Leur priorité, c’est de nourrir leurs enfants, alors prendre le bus pour aller consulter dans le centre…»

La Mairie est bien consciente de ces difficultés. «La distribution de chèques alimentaires d’accompagnement personnalisé par le CCAS a triplé récemment. Alors oui, devoir prendre le bus pour aller voir un médecin, ça peut être un frein. Surtout si les enfants ne mangent pas à la cantine et qu’il faudrait imaginer un aller-retour en une matinée», observe Patrick Kerros, chef du service municipal de santé publique.

«La plupart se ferment dès lors qu’on évoque la sexualité»

Mais plus encore que les freins sociaux, la représentation qu’ont les femmes de leurs corps et de leur santé freine la prévention. «Encore, lorsqu’il s’agit de mammographie et de cancer du sein, nous sommes dans un dépistage organisé. Pour ce qui est du frottis et de tout ce qui touche à l’utérus, il y a un blocage chez beaucoup de femmes et pas seulement dans les quartiers populaires. Là on touche à la sexualité», constate-t-il.

Mme Diop travaille au centre social et culturel d’Étouvie. Elle est amenée dans le cadre d’ateliers santé à échanger avec des femmes du quartier de tous âges. Un public plus large donc que celui des ambassadrices santé, qui ciblent elles les 50-74 ans. «Je vois des jeunes filles, des mères de famille et des femmes plus âgées. La plupart ne se sentent pas concernées par la prévention, qui n’est bonne que pour les autres. Pour ce qui concerne les IST comme le papillomavirus, on est vraiment face à un mur, la plupart se ferment dès lors qu’on évoque la sexualité».

Communautaire contre communautarisme

L’approche par les pairs permet surtout de lever la peur de l’examen et du diagnostic, qui reste avec l’indifférence le principal frein aux dépistages. «Les ambassadrices santé ont accompagné une vingtaine de femmes à l’examen de mammographie depuis 2009. Des femmes qui n’auraient jamais fait la démarche toutes seules», se réjouit Nedjma Ben Mokhtar, coordinatrice de l’association Initi’elles.

Le but de l’association, avec cette initiative, est également de prouver que peu importe le contexte social ou culturel, il est toujours possible, en prenant le temps de la confiance, de faire bouger les femmes du quartier. «Sur la vaccination contre le papillomavirus chez les jeunes filles par exemple, on raconte beaucoup que les parents freinent de peur de promouvoir une sexualité trop libre chez les adolescentes. Même si les choses ne s’abordent pas frontalement dans les échanges que nous avons avec elles, les femmes sont tout de même capables d’entendre des choses, pour peu qu’on prenne le temps de leur expliquer».

À l’association Aides, où la santé sexuelle des femmes est également un sujet de préoccupation au-delà de la problématique du VIH, on prône également ces temps de paroles entre femmes. «Nous avons mis en place un groupe femmes. Le premier a eu lieu en 2010, autour de l’image de la femme dans la société. Nous avons eu des migrantes, des lesbiennes, c’est important de pouvoir mélanger les populations, pour l’ouverture d’esprit», analyse Cylène, militante de l’association. L’occasion aussi pour les femmes de découvrir un lieu de répit, où elles peuvent prendre du temps pour elles. «Par exemple, nous avons une femme africaine des quartiers Nord qui préfère venir ici par peur ailleurs d’être reconnue».

L’association entend aussi rassurer les femmes face à des messages anxiogènes qui peuvent les décourager dans la prise en main de leur santé. La mammographie, cela permet de dépister une anomalie très précoce et de sauver des vies. Le frottis détecte la présence éventuelle de virus, mais un suivi régulier permet de constater que celui-ci disparait spontanément dans 80% des cas.

Parler prévention en ce domaine peut et doit donc rejoindre une prise en main effective de sa santé et de sa vie sexuelle. «Il est important de parler aussi de plaisir, de ne pas tout axer sur la maladie», plaide Cylène. En ce domaine encore largement tabou pour nombre de femmes, la santé c’est aussi l’estime de soi.