«Je ne suis pas du genre à faire grève. Mais quand on touche aux gamins, ce n'est plus possible!» Régis Darras, les yeux brillants, tape du poing sur la table quand il évoque la situation des jeunes qu'il encadre avec ses collègues éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) d'Amiens. Pour le responsable départemental du SNPES, syndicat majoritaire à la PJJ, l'heure n'est pas encore à la grève. Mais pas loin.
Ce qui le fait sortir de ses gonds, c'est l'arrêt brutal, depuis le 1er août, de la rémunération des stagiaires en formation professionnelle qui sont accueillis au sein de l'Unité éducative d'activité de jour (UEAJ) d'Amiens. Jusqu'à la fin du mois de décembre au moins, une vingtaine de jeunes, la plupart âgés de 16 à 18 ans, ne toucheront plus un sous.
Régis Darras, éducateur et responsable syndical SNPES.
Auparavant, les mineurs percevaient 130 euros par mois, les majeurs, 310 euros, comme le stipule la loi. De quoi mettre un peu de beurre dans les épinards. Mais l'essentiel n'est pas là, selon les éducateurs. La rémunération est surtout bonne pour le moral: «Ils se sentaient valorisés, explique Régis Darras. Aujourd'hui certains décrochent, se sentent trahis, d'autres ne veulent plus venir. À la base, ils sont volontaires. Tout a été gâché!»
La fin d'un cercle vertueux
Qui sont ces stagiaires? Des enfants qui ont grandi dans un contexte familial difficile. «Ils sont socialement et culturellement démunis, indique l'éducateur. Beaucoup viennent d'Amiens Nord, d'Étouvie aussi, leurs familles sont souvent ouvrières et précaires, même s'il nous est arrivé de nous occuper d'enfants de médecins ou d'avocats. On le voit bien, dès le collège, ce sont des enfants en souffrance qui rapidement décrochent, se mettent au fond de la classe. 80% sont délinquants, souvent récidivistes, car la délinquance des mineurs est récidiviste.»
Mais à l'UEAJ d'Amiens, on ne les considère pas comme des délinquants. «Quand on leur dit: 'Ici vous êtes à mi-chemin entre un élève et un apprenti', tout de suite, leur regard change.» Enlever l'étiquette «délinquant» qui leur colle à la peau, leur permettre de retrouver la confiance, les accompagner sur le chemin de la réinsertion sociale et professionnelle: voilà la mission des éducateurs. Avec l'arrêt de la rémunération, c'est un cercle vertueux qui semble brisé.
Les raisons de cette fin de rémunération sont à chercher tout d'abord du côté du budget de l'État. Tout commence en 2010. «Les décideurs politiques ont choisi, à l'intérieur du budget consacré à la formation professionnelle, de favoriser l'accès à l'emploi des travailleurs handicapés», résume Daniel Snoeck, le directeur de la politique éducative et de l'audit à la direction inter-régionale Grand Nord de la PJJ. En gros, on a déshabillé Pierre, le travail des jeunes, pour habiller Paul, le travail des handicapés.
Ce n'est qu'une première étape. La suivante sera une véritable saignée.
En 2010, la direction inter-régionale pouvait encore compter sur 2000 «mois stagiaires», à distribuer en fonction des besoins sur l'ensemble des UEAJ du Grand Nord. Globalement, cela représente une enveloppe de 500000 euros. Un budget largement suffisant puisque seuls 1100 «mois stagiaires» sont utilisés cette année-là.
Mais en 2011, l'activité des UEAJ augmente. Plus de 1750 «mois stagiaires» sont nécessaires alors que dans le même temps, le budget s'effondre. 1400 «mois stagiaires» disponibles. Une baisse dramatique de 150000 euros.
C'est le ministère du Travail qui gère cette enveloppe budgétaire. Quand on les appelle pour connaître les raisons de cette baisse de dotation, on tombe sur des fonctionnaires totalement fatalistes, un brin cyniques: «Oui, l'enveloppe a été réduite, oui. Comme dans tous les budgets de l'État.» Bref.
Gérer la pénurie au détriment des stagiaires
Pour autant, les stagiaires en formation professionnelle de l'année 2011 ont bel et bien été payés. Mais avec deux mois de retard. Les payes de novembre et décembre ont été versées en janvier 2012. Une somme prise sur le budget de l'année en cours.
2012 commence donc avec une perte de 350 «mois stagiaires» pour les UEAJ du Grand Nord, alors que la dotation n'a pas bougé d'un iota.
Dès lors, la direction interrégional met en place un grand plan destiné à faire des économies. C'est à ce moment-là que la situation a commencé à se tendre avec l'UEAJ d'Amiens
Le 13 janvier 2012, la direction inter-régionale de la PJJ publie une «Proposition de décision pour les conditions d'émargement des jeunes au statut de Stagiaire de la Formation Professionnelle». Un grand plan destiné à faire des économies drastiques. «Il nous a fallu gérer la pénurie», reconnaît aujourd'hui Daniel Snoeck.
Dans ce document, onze mesures sont proposées. Trois d'entre-elles vont provoquer l'ire du service amiénois de la PJJ. Et son refus de les appliquer.
Première mesure contestée: ne payer les stagiaires qu'à partir du deuxième mois. Daniel Snoeck justifie cette disposition en arguant qu'elle permet d'éprouver la motivation des jeunes. Ce qui n'est pas du tout du goût de Régis Darras de l'UEAJ, qui met en avant les difficultés sociales que rencontrent l'ensemble des jeunes et leur famille.
Deuxième mesure contestée: un stagiaire doit avoir bouclé son dossier administratif avant de pouvoir prétendre à sa rémunération. Pour le syndicaliste SNPES, cela va fragiliser les stagiaires les moins soutenus par leurs familles: «J'ai eu le cas une fois d'un gamin à qui il a fallu trois mois pour se faire une carte d'identité», illustre l'éducateur.
Enfin, troisième mesure contestée: ne plus payer les majeurs. Impensable et probablement illégal selon Régis Darras.
En dépit des contestations, les dispositions ne sont pas modifiées. Mais tout le monde se rend bien compte que la situation n'est pas tenable. En juin 2012, Daniel Snoeck fait appel à la solidarité inter-régionale afin de trouver quelques «mois stagiaires» non utilisés. «Je n'en ai récupéré qu'une quarantaine, autant dire pas grand-chose», explique-t-il.
Solidarité nationale inefficace
Il décide alors de faire appel à la solidarité nationale. 100 «mois stagiaires» sont demandés. Daniel Snoeck attend une réponse pour la fin du mois de septembre, sans grand espoir. «Je vais en récupérer une trentaine, tout au plus.»
Alors hier matin, il a alerté tous les services afin de les pousser une fois de plus à faire des économies. «Je leur ai dit de ne pas cumuler les impayés [rémunérations dues en 2012 mais qui ne seraient payées qu'en janvier prochain, ndlr] afin qu'en 2013 la même situation ne se reproduise pas». Il demande donc aux éducateurs de ne plus accepter de stagiaires rémunérés, avec toutes les conséquences que cela comporte pour leur suivi et leur réinsertion sociale.
Dernière solution. Puisque les éducateurs refusent d'accueillir des stagiaires non rémunérés, il faut que l'activité de leur service baisse. Qu'ils acceptent donc moins de stagiaires rémunérés.
Avec un écueil de taille: avec moins de stagiaires, les chiffres d'activité de l'UEAJ vont baisser. L'effectif éducatif au sein de l'unité peut alors être remis en cause. Ou quand le serpent de l'austérité se mord la queue.
C'est le responsable syndical de la PJJ, Régis Darras, qui nous a averti de la situation de l'UEAJ par téléphone en fin de semaine dernière. Je l'ai rencontré mardi.
Daniel Snoeck a, quant à lui, été interviewé par téléphone jeudi après-midi.