Les mots ont leur importance. Les chauffeurs n'étaient pas en grève, ils exerçaient leur droit de retrait. C'est ce que conclut Maître Fiodor Rilov, l'avocat qui a défendu les trois membres du CHSCT (Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) dans la procédure, jugée hier, qui les opposait à la direction de Kéolis Amiens.
«Nous avons été condamnés à ne pas bloquer l'entrepôt. Cela tombe bien, on ne l'a jamais fait.» Parvis du tribunal, devant une cinquantaine de chauffeurs du réseau de bus Amétis, tous en tenue, l'avocat parisien fait un compte-rendu de la décision du juge des référés. Une certaine euphorie se répand. «Pour le reste, nous avons gagné sur l'ensemble des demandes.»
Toufik Halaïmia (CGT) et les élus du CHSCT ont été confortés par le jugement.
Le 28 novembre, après six jours de perturbation de la circulation des bus amiénois, la direction de Kéolis avait assigné en référé trois membres du CHSCT de l'entreprise. Abdelaziz Mahraz, Thierry Jaspart et Grégory Allard. L'audience avait lieu ce mardi 4 décembre, pour permettre à ce feuilleton une issue rapide. Rappelons les épisodes précédents.
Feuilleton d'un blocage
Commençons l'histoire au samedi 20 octobre. Au petit matin, des passants ivres insultent une conductrice de bus et projettent des bouteilles de vodka sur son véhicule. Sa radio, qui doit lui permettre d'appeler des secours, ne fonctionne pas. Déjà un droit de retrait s'exerce et les conducteurs dénoncent des dysfonctionnements fréquents sur le système.
Jeudi 22 novembre, un bus se fait caillasser au pôle d'échange d'Amiens Nord. Trois vitres sont brisées, les chauffeurs exercent immédiatement leur droit de retrait. La caméra embarquée dans ce bus semble ne pas fonctionner, et les images de la vidéosurveillance municipale tardent à porter des réponses.
Lundi 26 novembre. Après un week-end où les bus se sont faits particulièrement rares (en tout et pour tout deux bus, samedi 24) l'inspection du travail, fait son entrée en scène, saisie après le dépôt d'un droit d'alerte par le CHSCT d'Amétis.
Des déviations sont proposées pour éviter les points supposés chauds du quartier Nord. L'inspection du travail considère que les conditions sont alors réunies pour assurer à nouveau la sécurité des conducteurs. Ces derniers n'en sont pas satisfaits: la question des systèmes de sécurité défaillants reste sans réponse. Le droit de retrait, individuel, de nombreux chauffeurs se poursuit et seuls circulent les intérimaires.
La direction menace de décompter de la paye les jours de retrait, qu'elle considère comme une grève sauvage.
Le 29 novembre, une semaine après le début des perturbations, la préfecture annonce des dispositions pour permettre aux bus de circuler normalement à Amiens Nord, après 17h30. Il s'agit de présence policière renforcée dans le quartier. Jusque là, c'est le quartier d'Amiens Nord qui est au coeur des débats, avec les agressions et incivilités qui peuvent s'y produire. Pourtant, tant que dure ce droit de retrait, c'est l'ensemble de la population de la métropole qui souffre du blocage du réseau.
Le 30 novembre, le président d'Amiens métropole, Gilles Demailly, a envie de croire à une reprise rapide du trafic, puisque les conditions de sécurité semblent être remplies par ce plan concocté avec la préfecture. «C'est l'incompréhension que le service soit interrompu depuis une semaine.» Il rappelle, dans un courrier, que les chauffeurs sont dépositaires du service public.
La métropole impuissante?
Ni Gilles Demailly, ni Thierry Bonté, vice-président de la métropole aux transports collectifs, n'avouent intervenir auprès de l'exploitant Kéolis, délégataire de service public depuis 2012. «Auparavant on faisait intervenir les élus dans tous les dossiers, depuis les négociations salariales jusqu'aux temps d'arrêt. Aujourd'hui c'est fini, nous avons une relation tout à fait contractuelle avec Kéolis» expliquait Gilles Demailly en conférence de presse. Précisant qu'il ne regrettait pas le choix d'une délégation de service public (DSP) en affermage plutôt qu'en régie intéressée, comme c'était le cas avec la CFT, le précédent gestionnaire du réseau.
«Sous la CFT le politique pouvait se mêler directement des affaires internes. Mais aujourd'hui Kéolis a plus de pouvoir en interne que l'agglomération», estime, quant à lui, Toufik Halaïmia, le délégué CGT du réseau Amétis.
Dans les faits, c'est Kéolis qui sera pénalisé, financièrement, par ce mouvement. En effet, le contrat de délégation de service public, sous forme d'affermage, explicite que l'entreprise verra son enveloppe diminuée d'autant que le service n'est effectivement rendu. De même que, si des baisses de fréquentation du réseau devaient se produire, l'enveloppe de Kéolis (environ 35 millions d'euros) serait négativement réévaluée.
Or cette interruption du service laissera probablement des traces chez les usagers plus que frustrés d'attendre, en vain, des bus.
On comprend mieux que Kéolis rechigne à rémunérer des chauffeurs qui leur font perdre de l'argent en exerçant un droit de retrait. La direction a d'ailleurs signalé par courrier à ces employés qu'ils pourraient faire l'objet de licenciement pour absence irrégulière.
Le dénouement de ce feuilleton est donc cette décision de justice. Le tribunal reconnaît aux salariés le droit de retrait, estimant que les conditions ne sont pas réunies pour leur permettre de travailler en sécurité. Sous contrôle d'huissier, les systèmes de sécurité des bus seront tous évalués, au plus vite, pour permettre de les remettre, progressivement, en circulation.
Pour Toufik Halaïmia, délégué CGT d'Amétis, c'est une victoire. «Sur les 148 bus du réseau, au moins une quarantaine ont leur cabine anti-agression défectueuse. Et les huit bus les plus récents n'en ont pas du tout.» Toutes seront expertisées par des huissiers nommés par le tribunal et les moyens devront être mis en œuvre par Kéolis pour les remettre en service.
Autre défaut récurrent des bus Amétis, de nombreux systèmes électroniques embarqués dans les bus sont loin d'être fiables. Radio, géolocalisation des bus, dispositifs d'appel en urgence ou encore caméras de surveillance plantent régulièrement.
La faute à un système trop simple, installé en 2007 pour 2,5 millions d'euros et qui a subi de coûteuses mises à jour (5,7 millions d'euros), pour des résultats médiocres. «Il arrivait qu'on doive appeler le bus qui avait émis son signal d'urgence pour être certain qu'il était bien là où le système le géolocalisait, pour ne pas se déplacer au mauvais endroit.» Ces dispositifs aussi seront expertisés.
Vers une reprise progressive du trafic
À la sortie de l'audience, Toufik Halaïmia expliquait que ces expertises ne tarderaient pas à se faire: «Dès maintenant on va partir au dépôt et commencer l'expertise des bus. On pourrait envisager une reprise progressive, au fur et à mesure de la vérification des bus.»
L'autre information à tirer de ce jugement, c'est que les salariés d'Amétis pourraient demander réparation à Kéolis pour le préjudice des systèmes de sécurité défaillants. Et ceci pour les cinq dernières années, couvrant donc une période où la CFT était aux manettes du réseau de bus.
Idée lancée par Me Fiodor Rilov, reprise avec contentement par le délégué CGT: «En reprenant la DSP, Kéolis a fait un audit sur l'état des bus. Si Kéolis a jugé que cela était satisfaisant ils ont engagé leur responsabilité.»
Mais cette procédure aux prud'hommes ne fait pas partie des priorités des chauffeurs. «On va tout faire pour que le trafic reprenne le plus rapidement possible» explique Toufik Halaïmia, «pour montrer qu'on n'est pas aussi irresponsables que la direction qui a laissé les utilisateurs dans la mouise pendant 12 jours.»