Trouver un observateur indépendant et avisé du marché des pneumatiques n'est pas chose aisée. Nous n'aurons pas réussi à y parvenir depuis un an que nous suivons le dossier Goodyear au Télescope d'Amiens.
La Commission d'enquête parlementaire Goodyear (voir notre article) n'aura pas fait mieux. En effet, lors des auditions «sur le contexte économique de la filière caoutchouc-pneumatiques», qui se sont tenues la semaine dernière à Paris, les députés avaient convoqué deux économistes de formation.
Le premier, Patrick Geoffron, professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine, a expliqué durant l'audition son embarras lorsque la Commission lui a demandé, il y a quelques mois, de trouver un économiste spécialiste du pneu : «J'avais des collègues spécialistes de l'automobile, des collègues spécialistes des matières premières, mais je n'avais pas dans mon entourage direct et lointain de spécialiste du pneu. [...] On est dans un domaine méconnu qui ne fait pas l'objet de travaux académiques réguliers».
Si bien que le deuxième expert convoqué par les députés n'est autre que Bruno Muret, économiste de formation et directeur du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP), qui regroupe principalement les industriels du pneu installés en France, comme Goodyear ou Michelin.
Bruno Muret lors de son audition, le 2 octobre dernier
Une semaine après son audition, nous l'avons interrogé pour savoir comment fonctionne le marché du pneu en Europe, en sachant toutefois que Bruno Muret ne souhaitait pas évoquer directement le cas Goodyear. Entretien.
Le Télescope d'Amiens: Comment s'organise la production de pneus en Europe?
Bruno Muret: L'approvisionnement de l'Europe est majoritairement le fait d'usines européennes, parce que le pneu voyage assez peu. C'est un produit dont la valeur ajoutée est forte au kilo, mais faible au mètre cube. On retrouve des usines partout en Europe, une vingtaine en France. Les usines appartiennent à de groupes d'origines européenne, américaine ou asiatique.
Est-on dans un schéma où le bas de gamme serait produit dans les pays d'Europe de l'Est et le haut de gamme en Europe de l'Ouest?
Michelin s'est implanté en Italie dès le début du XXe siècle. Dunlop s'était implanté en France quelques années auparavant. À cette époque, il s'agissait de contourner les barrières douanières, les usines à l'étranger servaient à approvisionner le marché local. Aujourd'hui, il y a une véritable organisation industrielle européenne sur la base d'une spécialisation des sites de production. Chaque usine est destinée à produire certains pneumatiques pour approvisionner les différents pays européens.
Aujourd'hui la spécialisation des usines d'Europe de l'Ouest s'effectue plus sur les produits à forte valeur ajoutée comme les pneus tourisme premium, les pneus avion ou le génie civil.
Depuis quelques années, les groupes en place subissent la concurrence de groupes indiens ou chinois. Quelle est la réaction de Goodyear, Michelin ou Pirelli?
Les groupes américains ou européens ont déjà tous une dimension internationale. Ils ont une stratégie de globalisation de leur offre. Michelin est présent aux Etats-Unis et en Asie. Depuis quinze à vingt ans, ces groupes ont vu émerger de nouveaux compétiteurs d'origine indienne ou chinoise.
Aujourd'hui la logique de pénétration du marché européen par ces nouveaux acteurs est plutôt centrée sur l'entrée de gamme. Mais ils opèrent également une montée en puissance par le jeu de la croissance externe [rachats d'entreprises, ndlr], qui leur permet parfois de faire leur apparition sur les marchés européens.
Une des solutions de l'industrie européenne pour conserver l'avance sur la concurrence, c'est l'innovation. Les pneumatiques sont en apparence les mêmes que dans les années 70, un produit discret, noir et rond. Mais dans les faits, ils ont beaucoup évolué, ils doivent répondre à des exigences nouvelles. Soit celles de la réglementation, soit celles de la demande.
Par exemple, les pneus "premium" ont fait de gros progrès en terme d'efficacité énergétique, c'est à dire que leur usage occasionne désormais une moindre consommation du carburant. Aujourd'hui les professionnels du transport n'hésitent plus à privilégier des produits permettant de diminuer le prix de revient kilométrique, par rapport à des produits moins cher à l'achat, mais dont le prix de revient kilométrique est plus élevé. Le grand public aborde parfois cet arbitrage avec moins de recul ou de rationalité.
En réaction, les groupes en place en Europe ont-ils tendance à accélérer la délocalisation de la production vers l'Europe de l'est?
Il y a des arbitrages permanents dans l'organisation de l'approvisionnement du marché européen. Ces choix suivent une logique de rationalisation et de bonne gestion, dans un contexte ou la concurrence se durcit et la demande est extrêmement évolutive.
Quelle est la part de main d'œuvre dans le chiffre d'affaires des groupes en Europe?
En France, la main d'œuvre représente 20% du prix de revient d'un pneu. C'est un poste important, du fait que le processus de conception et de fabrication d'un pneumatique est long et complexe. On part d'environ 200 ingrédients, dont du caoutchouc naturel et synthétique, que l'on transforme en produits finis. Le taux de valeur ajoutée dans les usines de pneumatiques est élevé.
Pourtant cette valeur ajoutée peut être facilement captée par des sociétés sœurs au Luxembourg. Cette organisation en usines de façonnage et sociétés centrales d'achats situées au Luxembourg est-elle courante chez les pneumaticiens implantés en Europe?
Je n'ai pas d'éléments de connaissance sur ce sujet. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a une logique de massification des achats et de centralisation de la recherche. Tous les grands groupes disposent d'un grand centre de recherche par zone géographique , au Luxembourg pour Goodyear, à Clermont-Ferrand pour Michelin.
Le marché du caoutchouc naturel a fortement fluctué au cours des dix dernières années, avec des variations de l'ordre de un à quatre. Mais que représente-il vraiment dans le prix de revient d'un pneumatique?
Les matières premières représentent entre 25 et 30% du prix de revient. La part de caoutchouc naturel, elle, est très variable entre les différents types de pneus. Elle est beaucoup moins importante dans les pneus tourisme que dans les pneus poids lourds par exemple.
On dénombre l'utilisation de quatre types de caoutchouc dans un pneu. Le copolymère de styrène butadiène (SBR), le polybutadiène (BR), le caoutchouc butyle (IIR) et le caoutchouc naturel (NR). Le caoutchouc naturel représente au mieux 30% du total des matières premières utilisées.
Le marché du pneu agraire est-il rentable ? Pourquoi un groupe voudrait-il s'en désengager ?
C'est un marché qui a beaucoup évolué ces dernières années. Il faut aujourd'hui atteindre une taille critique pour y dégager des bénéfices corrects. Aujourd'hui, les groupes sont de plus en plus hyperspécialisés. Les choix se font en fonction des capitaux disponibles et des équipes de recherche et développement.
Il fut un temps où l'on faisait de tout. Aujourd'hui les groupes sont dans une logique de spécialisation croissante, ils concentrent leurs capitaux sur certains marchés. C'est un mouvement particulièrement important pour les entreprises de taille moyenne.
C'est un processus classique d'adaptation. L'histoire du secteur est faite d'ajustement de la stratégie des acteurs en fonction de l'évolution de leur environnement technique et économique. Quand Dunlop a été racheté par Goodyear, la division literie Dunlopillo a été ainsi revendue. La marque de matelas Pirelli, de l'entreprise éponyme, a également été cédée il y a longtemps.
Peut-on imaginer que l'on puisse abandonner une activité de production de pneus agraires, sans la revendre?
Je me contenterai de dire, pour reprendre les propos de la direction de Goodyear, que ce n'était pas dans les plans initiaux, et que c'est un gâchis social et financier.