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Mort d'Hector Loubota: l'ancien maire rejette la faute sur son équipe

Le 27 June 2013

«C'est un moment important, j'ai hâte de pouvoir m'expliquer, d'autant que je n'ai absolument rien à me reprocher». Gilles de Robien, l'ancien maire d'Amiens, ancien ministre, ambassadeur de la France auprès de l'organisation internationale du travail (OIT), vient saluer la presse, avant le début de l'audience, avec ces quelques mots.

Depuis février 2002 et l'accident du travail qui coûta la vie d'Hector Loubota, jeune Contrat emploi solidarité embauché par la Ville sur le chantier d'insertion de la citadelle, le maire de l'époque n'avait absolument jamais été entendu. Ni comme témoin, ni comme témoin assisté, ni comme mis en examen, rien.

Ce mardi, l'avocat de la famille Loubota, Me Benjamin Sarfati, a pu amener l'ancien élu a répondre d'homicide involontaire.

Six ans d'instruction pour un procès avorté

Pour comprendre, il faut remonter au procès précédent. En 2008, l'instruction sur l'accident de la citadelle doit se terminer. Elle s'oriente nettement vers l'absence d'expertises comme cause de l'événement qui coûta la vie au jeune homme. Ces expertises auraient permis d'éviter qu'un bandeau de briques de 27 mètres de long ne s'abatte, emportant Hector Loubota et blessant l'un de ses collègues.

À l'époque, des fonctionnaires de la mairie sont entendus. Depuis l'encadrant de l'équipe d'Hector Loubota jusqu'au directeur général adjoint. Brigitte Fouré, est entendue par le juge d'instruction, en sa qualité d'élue de secteur Nord, à l'époque. De tous ces intervenants, Jean-Marc Morelle, le directeur des services rive droite, est le seul mis en examen.

Coup de théâtre, le jour de l'audience, le fonctionnaire sort le courrier d'un architecte des monuments historiques, adressé à Bernard Némitz, l'adjoint au maire en charge des questions d'insertion. Dans ce courrier, l'architecte Vincent Brunel propose à la Ville de réaliser une expertise du site de la citadelle. C'est grâce à ce courrier que Jean-Marc Morelle est acquitté. Il faut alors trouver un autre responsable.

La lettre au centre des débats

Que dit ce courrier ? En substance, l'architecte demande de repérer les «pathologies de la pierre» et de déterminer quels murs pourront être réhabilitées par des ouvriers inexpérimentés en insertion, et quels autres nécessitent l'intervention d'ouvriers spécialisés.

Sur ce courrier, griffonné de la main de Gilles de Robien: «Bernard, ne pas signer sans m'en parler je ne suis pas certain que l'on ait besoin de cette expertise des bâtiments de France [...]».

Devant cette pièce, le tribunal juge que les responsabilités étaient à un niveau supérieur à Jean-Marc Morelle. Celui-ci sauve sa tête in extremis. Mais là où le parquet aurait dû demander un supplément d'information, poursuivre l'instruction pour comprendre où étaient ces responsabilités... rien ne se passe. Et la famille Loubota se retrouve, à nouveau, sans explication pour le décès du garçon.

Pour la famille Loubota, ce griffonnage signe la responsabilité du maire dans l'absence d'expertise. Gilles de Robien s'en défend sur deux points. Pour lui, cette lettre ne faisait référence qu'à l'esthétique du site, non à la sécurité. Par ailleurs, il estime que ce sont les autres élus et les fonctionnaires de la mairie qui avaient le pouvoir décisionnel sur ces questions «techniques».

Mardi, c'est autour de ces deux grandes questions que se sont articulés les débats.

«Si j'avais été décideur, j'aurais étayé»

La présidente du tribunal, Karen Stella, extrait des photos du dossier d'instruction. Un mur éventré, éboulé, et des bastaings de bois posés sur la pente des remparts. Elle lit à voix haute l'interrogatoire de M. Soudron, un encadrant de ce chantier d'insertion. Et l'un des seuls témoins oculaires de l'accident. Devant les parents d'Hector et l'ancien maire, les dernières minutes du jeune homme sont évoquées dans un langage simple et cru.

«Non, les bastaings n'étaient pas suffisants pour empêcher un effondrement. Ils ne servaient que de jauge de décollement de la tête du mur. Mais en matière d'étayage, il n'y avait rien de mis en œuvre. Si j'avais été décideur, j'aurais étayé.» Hector, exceptionnellement, était monté sur l’échafaudage pour démonter une ligne de brique. Lui qui, habituellement, devait plutôt pousser des brouettes ou mélanger le mortier.

Ce jour-là, il pleuvait. Les travaux auraient-ils dû être reportés? «On ne travaillait pas quand il pleuvait, uniquement sur instruction de M. Corroyer [responsable de chantier, ndlr]». La suite, c'est un bandeau de pierres et de briques qui s'effondre sur le jeune homme.

Gilles de Robien à la barre

10h30. À la barre, Gilles de Robien retrace l'organigramme de la mairie. Maire adjoint de secteur, maire adjoint de l'urbanisme, directeur général des services, directeur des travaux, directeur de secteur... «Mon interlocuteur, c'est le directeur général des services. À charge pour lui que tous les échelons remplissent bien leur fonction», explique l'ancien maire d'Amiens.

Qui serait responsable du défaut de mesures de protection sur le chantier ? «À mon avis, le chef de chantier est responsable». La présidente qui mène l'interrogatoire, insiste: «Dans le code du travail, cette responsabilité va au chef d'entreprise. Un chef de chantier peut s'apercevoir des problèmes visibles, mais avait-il l'autorité, les moyens, les pouvoirs ?» Réponse de Gilles de Robien: «S'il n'a pas les moyens, qu'il exerce son droit de retrait».

Gilles de Robien est-il, ou non, celui qui a le pouvoir et les responsabilités dans ce dossier ? Sa défense: l'arrêté du maire qui donne les délégations.

Mais l'avocat des parties civiles insiste: il arrive que Gilles de Robien signe à la place d'autres adjoints, qui ont pourtant une délégation. D'autre part, la délégation de pouvoir au directeur général de l'époque, M. Tréhel, manque à l'appel.

Dès 2000: des témoignages de la déliquescence des remparts

Le premier témoin entendu, c'est un professeur de droit public, Emmanuel de Crouy-Chanel, qui publiait en septembre 2000 un article dans le journal Fakir. Dans cet article, il relayait l'alerte de Jean-Marc Zuretti, architecte, sur l'état apparent des murailles de la citadelle. «L'architecte m'avait parlé de parement soufflé». Terme technique pour signifier le décollement et la fragilisation des murs. «L'architecte m'avait évoqué son inquiétude sur le chantier qui s'annonçait et sur le fait que la Ville n'avait pas prévu d'analyse du bâti.»

Gilles de Robien et son avocat s'agacent devant ce témoin qui représente le titre de presse honni par la municipalité de l'époque. «Les mains dans les poches devant un tribunal ! Et ça se dit professeur de droit», souffle Gilles de Robien. Hubert Delarue choisit d'attaquer le témoin: «Les problèmes qui, selon vous, relèvent de la sécurité. En avez-vous averti la mairie ? Interpellé le maire ? Ou c'est dangereux, ou ça ne l'est pas !», s'exclame l'avocat.

Élus ou fonctionnaires, qui peut décider de l'étude?

Il est près de midi et le témoin suivant entre en scène: Bernard Némitz, aujourd'hui encore élu municipal et métropolitain. À l'époque, il est l'élu en charge du dossier de la citadelle, en particulier du volet «insertion». Il semble que ce soit à ce titre qu'il ait reçu le courrier de Vincent Brunel, architecte des monuments historiques, recommandant une étude. Un courrier qu'il transmet à un fonctionnaire de la mairie, «pour action» et à Gilles de Robien, pour avis. Il semble, selon l'instruction, qu'il ait déjà budgété la somme qui permettrait à la mairie de payer cette expertise. Bernard Némitz est un témoin précieux qui n'a, lui non plus, jamais été entendu par l'instruction.

La présidente le questionne: pourquoi avoir envoyé ce courrier au maire, alors qu'il déclare avoir délégation de signature ou de fonction? «Je n'aurais pas pris sur moi car je n'ai pas de délégation de signature pour engager les marchés, même si la somme avait été faible. Toutes les dépenses sont discutées en conseil municipal», précise l'élu.

Qui était compétent pour engager le marché ? Devant l'interrogatoire de Me Sarfati, Bernard Némitz s'embrouille un peu. «Je ne sais pas, le maire adjoint de secteur, peut-être? Je ne sais pas.»

Puisque la situation reste confuse sur la question des responsabilités, l'avocat des Loubota tente de progresser sur le second axe: l'objet de l'expertise proposée par l'architecte Vincent Brunel. «Je n'ai jamais pensé qu'il s'agissait de pathologie des remparts, explique Bernard Némitz. Il s'agissait pour moi de savoir si le travail pouvait être donné à des hommes en formation ou à des ouvriers spécialisés, des compagnons de France... S'il s'était agi de sécurité, je ne peux pas imaginer qu'on n'y ait pas donné suite.» Dans l'esprit de l'élu, l'intérêt de cet expertise aurait été de monter son dossier pour décrocher le label «chantier d'insertion». Rien d'autre.

À ce moment, la présidente du tribunal permet une courte confrontation entre Gilles de Robien et son ancien adjoint. À qui s'adressait l'édile, quand il précisait de ne rien signer ? «À celui qui avait le pouvoir de signer. Mais la preuve que je n'ai rien bloqué, c'est que quelques jours plus tard, le fonctionnaire disait qu'il fallait l'étude», se défend Gilles de Robien.

Esthétique et sécurité, un tout

Le témoin suivant, appelé par l'avocat des Loubota, c'est l'architecte des bâtiments de France. Pas celui qui a écrit le courrier, mais celui qui avait alerté Emmanuel de Crouy-Chanel : Jean-Marc Zuretti. L'avocat de Gilles de Robien passe à l'attaque: «Vous avez fait une visite, en tant qu'architecte des bâtiments de France, trois mois avant le décès d'Hector Loubota. Dans votre rapport, pas une ligne qui traite de la sécurité ! Aucune interpellation, aucune alerte faite à personne, nulle part ! Par ailleurs l'encadrant a précisé que l'architecte des bâtiments de France a demandé le maintien du bandeau de pierre qui devait s'abattre sur le jeune Hector !» L'architecte se défend: il ne devait pas s'ingérer dans ce chantier pour lequel il n'avait pas eu de mission, et il n'a jamais pu donner de telle indication aux chefs du chantier car il n'a pas visité le lieu de l'accident.

La confrontation avec Gilles de Robien est abrupte. «La position de Monsieur de Robien sur l'aspect esthétique me paraît difficilement défendable», tranche calmement Jean-Marc Zuretti. L'ancien maire réplique: «S'il y avait menace, pourquoi n'a-t-il pas saisi le maire ?». L'architecte est presque certain d'avoir envoyé un rapport en mairie. Mais ce rapport manque cruellement à l'audience.

La mesure des inconnues du procès

Il est quinze heures. Depuis neuf heures du matin, les auditions se succèdent. La présidente s'apprête à décider une pause pour que tous puissent se restaurer.

Elle fait le compte de tout ce qui manque à ce procès. Des rapports d'architectes, des courriers, des arrêtés de délégation de responsabilités, plusieurs témoignages de fonctionnaires qui n'ont jamais été entendus mais dont les noms ont été plusieurs fois évoqués... Et surtout le fameux Vincent Brunel, architecte des monuments historique. Car depuis le matin, la plupart des interrogations portent sur l'interprétation de son courrier. Proposait-il une étude portant sur la sécurité, ou sur la couleur des briques à employer ? Le mieux serait encore de lui demander.

«Avant de partir, il faut que nous nous demandions s'il sera utile d'entendre les témoins cet après-midi, ou si l'on se dirige vers un supplément d'information», lâche Karen Stella, la présidente du tribunal. Les avocats se toisent, cherchent le regard du procureur. Car tous, y compris les juges, peuvent demander un supplément d'information. Cela signifierait que l'instruction serait relancée, le procès reporté.

Les avocats estiment-ils que les témoins qui seront entendus suffiront à faire basculer le procès de leur côté ? Des témoins supplémentaires pourraient-ils être contre-productifs? Dilemme pour tous.

L'acquitté revient à la barre

L'audience reprend à 16h00. La présidente décide d'entendre Jean-Marc Morelle qui attendait dans les couloirs depuis ce matin. Karen Stella voudrait savoir pourquoi il a mis tant de temps à produire cette fameuse lettre qui l'a innocenté. Avant que les parties ne s'expriment sur le supplément d'information.

Son explication: il a retrouvé le courrier peu de temps avant son procès, mais n'aurait reçu aucune pression pour garder la lettre secrète le plus longtemps possible.

Après l'accident, des vraies expertises sont réalisées sur le chantier. Pourquoi n'avaient-elles pas été réalisées, à la suite de ce fameux courrier ? Quelqu'un a-t-il pris la décision de ne pas les faire? «Non, suite à la note du maire, j'ai attendu. Mais je n'ai jamais reçu l'ordre.»

L'avocat du maire insiste: «La note ne dit pas qu'il ne faut pas faire l'expertise, mais Gilles de Robien se pose la question du besoin pour l'architecte pour mener cette étude. Ne pouvait-elle pas être menée en interne?»

L'avocat continue à chercher des responsabilités tous azimuts. «Dans cette affaire, vous aviez des élus de référence, non? Madame Fouré et Monsieur Némitz. C'est bien vous qui étiez en charge de piloter le chantier? Selon le marché, vous aviez en charge les études préalables. Le service de sécurité de la mairie est bien venu contrôler les conditions de travail, n'a-t-il rien remarqué? Vous avez bien visité le chantier avec Zuretti? L'architecte a-t-il attiré votre attention sur les bandeaux de briques? Vous n'avez reçu d'instruction ni pour faire l'expertise, ni pour ne pas la faire, n'est-ce pas?»

L'interrogatoire est sans pitié pour Jean-Marc Morelle qui, selon Me Delarue, ne méritait peut-être pas d'être absout dans le précédent procès «la justice a été bonne mère pour vous, M. Morelle».

Un dossier maudit

Rien d'absolument décisif ne ressort du témoignage de Jean-Marc Morelle. Le temps est venu pour les avocats de s'exprimer sur le besoin d'un supplément d'information. Aucun des deux n'y est opposé, mais aucun ne le demande formellement.

C'est le procureur qui tranche, et qui demande le supplément, pour mener à son terme cette «enquête douloureuse, pleine de carences, d'approximations, d'erreurs et de maladresses. Il y a des affaires maudites. Un dossier de 10cm d'épaisseur après six ans d'instruction, c'est invraisemblable.»

La réaction de la famille est partagée. Soulagement et arrachement en même temps. Les yeux étaient rougis lorsque la présidente a confirmé le supplément d'information, car le processus judiciaire recommence à nouveau. Il leur faudra entendre neuf nouveaux témoignages. Et attendre jusqu'au 16 janvier 2014 pour cette audience. Presque douze ans après le décès d'Hector.

Dans l'œil du Télescope

Tous les propos sont issus de l'audience du mardi 25 juin 2013.