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L'inspection du travail à la recherche du temps perdu

Le 06 December 2012
Entretien commentaires
Par Mathieu Robert

Pas de nom, pas de visage. Ils resteront anonymes pour pouvoir continuer à travailler sereinement, à sillonner aussi souvent que possible les routes de la Somme pour faire respecter le Code du travail dans les entreprises. Des entreprises qu'ils visitent souvent seuls, malgré l'hostilité et la violence de certains patrons. «On est les seuls fonctionnaires à visiter seuls dans les entreprises. Dans la Somme, on a vu des personnes se faire insulter, agresser physiquement. On nous traite de bons à rien, de fainéants».

Les deux inspecteurs du travail qui reçoivent Le Télescope sont représentants syndicaux chez Sud-Solidaires. François et Florence (prénoms modifiés) nous accueillent dans leurs bureaux, à la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte), rue de la Vallée, près de la gare du nord.

Les 21 et 22 novembre dernier, ils étaient plus de 500 représentants syndicaux à participer aux Assises nationales du ministère du Travail à Paris. Pour échanger et constater que leurs conditions de travail n'ont pas changé depuis le suicide de l'un de leurs collègues, inspecteur du travail à Arras, en début d'année. «On applique chez nous les politiques contre lesquelles on essaie de protéger les salariés du privé», note Florence, amère. Les deux inspecteurs ont l'impression d'être complètement lâchés par les gouvernements successifs, en manque complet de reconnaissance. 

Faire avec moins de secrétaires

La Somme compte 22 agents de contrôle à la Direccte, répartis en huit équipes pour huit zones géographiques. Un inspecteur pour une centaine d'entreprises (de plus de 50 salariés) et deux contrôleurs pour 10 000 entreprises (de moins de 50 salariés). Complètement insuffisant, aux yeux de François et Florence, pour répondre aux demandes des salariés.

Mais s'il n'y avait que ça. L'effectif des agents de contrôle n'a pas baissé depuis quelques années. En revanche, leurs collègues secrétaires (on dit «adjoints administratifs» dans le jargon) se font de plus en plus rares. La Révision générale des politiques publiques (RGPP), qui prévoyait le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux, a réduit drastiquement le nombre de postes de catégorie C, dont font partie les secrétaires.

Une réduction qui a particulièrement touché le ministère du Travail. Selon le Bilan de la RGPP livré à Jean-Marc Ayrault en septembre dernier, la proportion de fonctionnaires de catégorie C au ministère du Travail est passé de 43% à 29% entre 2007 et 2012.

«Avant, il y avait une secrétaire par section», expliquent les deux inspecteurs. «Un beau jour, ils ont mis des ordinateurs, et ils se sont dit que l'on avait plus besoin de secrétaires. Aujourd'hui il y a deux secrétaires pour deux sections, et théoriquement, on est en sureffectif. Du coup, on tape notre courrier et nos PV nous-même. Pour ceux qui ne savent pas taper, ça peut prendre énormément de temps.» Le temps que les inspecteurs du travail passent à rédiger, c'est autant de temps en moins passé à répondre aux doléances de salariés, à investiguer, à vérifier les documents des entreprises.

Globalement, Florence et François estiment que les exécutants, inspecteurs du travail compris, sont de moins en moins nombreux contrairement à ceux qui les encadrent. «Sapin [Michel Sapin, ministre du travail, ndlr] veut hiérarchiser encore plus, il veut créer un poste de directeur adjoint pour chaque section.» Ce qui exaspère les deux inspecteurs, qui y voient le signe patent d'un manque de confiance du gouvernement: «On ne se balade pas le nez au vent. On tient des permanences, on organise notre travail en fonction des plaintes.»

Être évalué au déplacement

L'une des grandes sources de malaise évoquée par Florence et François, c'est l'arrivée dans leur quotidien de la «politique du chiffre», l'obsession des indicateurs de productivité, des chiffres jusqu'à l'absurde. «Je n'ai pas de soucis à rendre des comptes, mais pas de façon débile».

À l'inspection du travail, l'incarnation de cette politique s'appelle Cap Sitère, un logiciel de traitement de données imposé en 2006, dans lequel les inspecteurs doivent rendre compte de leurs activité. «Avant on rendait compte de nos déplacements et du nombre d'observations que l'on pouvait faire», explique Florence. Désormais, les inspecteurs sont uniquement évalués au nombre de déplacements. «On ne regarde pas le contenu de l'activité, mais seulement si on a mis les bâtons dans les bonnes cases. C'est infantilisant». Depuis 2006, les inspecteurs doivent réaliser 200 interventions par an, dont 120 contrôles en entreprise.

«Un contrôle “travail précaire”, c'est une centaine de contrats à éplucher, explique François. Ça prend des journées, alors que pour un contrôle de chantier, il suffit de vérifier que les gens ne travaillent pas sur des échelles, ça prend une matinée.»

Et la productivité des inspecteurs se mesure également au respect des «injonctions». Auparavant autonomes dans leur activité, les inspecteurs doivent désormais répondre aux objectifs de leurs hiérarchies régionales ou nationales: «Il faut faire 20 contrôles sur cette thématique, comme l'amiante, 10 sur une autre. Cela peut avoir du sens, mais c'est devenu un mille-feuilles», regrette François. «On ne peut plus répondre à la demande sociétale, aux plaintes des salariés».

«On doit faire des choix difficiles, embraye Françoise, un dossier amiante ou un salarié qui va mal et qui risque de se suicider.»

Encaisser la détresse des salariés

Pour Florence et François, les conditions de travail des salariés de la région ne s'améliorent pas, elles changent. Moins de pénibilité physique, mais de plus en plus de souffrance morale, de stress. Une mutation face à laquelle ils s'estiment impuissants: «Si vous n'arrivez pas à qualifier un harcèlement moral, vous ne pouvez rien faire, se désole Françoise, alors on sert de psy. On nous dit souvent: “Ça m'a fait du bien de parler”. Mais nous n'avons pas de formation psy. Quand on nous raconte toute cette merde, on la ramène chez nous. Les enquêtes avec suicide à la clé, on prend ça en pleine face. Et derrière, l'administration nous dit que ce sont des enquêtes trop chronophages.»

Après une heure d'entretien, le métier qu'ils décrivent ressemble franchement à un sacerdoce. Tous deux attendent plus de reconnaissance, plus de moyens. «Quand on rentre dans ce corps de métier, on a une éthique. On pourrait être payés quatre fois plus dans le privé», rappèlent-ils.

L'arrivée du gouvernement socialiste aurait pu changer la donne. Mais dès juillet, le ministre du Travail, Michel Sapin, déclarait face aux représentants de la profession que la trajectoire des effectifs du ministère du travail pour 2013-2015 «sera globalement négative». Tout juste a-t-il annoncé une réflexion pour que les objectifs soient «moins individualisés» et «plus collectifs».