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Les téléconseillers vont enchaîner les mutations

Le 07 November 2012
Enquête commentaires
Par Mathieu Robert


Les locaux de Coriolis, rue Vallée

En accordant, fin 2011, une quatrième licence de téléphonie mobile à Free, le précédent gouvernement a voulu défendre l'intérêt des consommateurs qui ont effectivement vu baisser les prix des forfaits mobiles illimités d'entrée de gamme, courant 2012.

Mais il n'a pas gâté les téléconseillers qui travaillent pour Bouygues, SFR ou Orange.

Pour baisser les prix et défendre leurs marges, les trois opérateurs téléphoniques ont mis la pression sur leurs sous-traitants, des centres d'appels comme Coriolis ou CCA International à Amiens, qui réalisent le service client des opérateurs de téléphonie. Des sous-traitants, qui représentent 25% des centres d'appels en France selon le rapport du député Marc Le Fur, paru cet été.

Baisse des appels d'offre, exigences accrues. La pression des opérateurs téléphoniques est telle que moins d'un an après l'arrivée de Free, c'est l'ensemble des syndicats de salariés de ces prestataires, qui appelle «à se mobiliser le 13 novembre pour dire non à la casse de l'emploi», au travers d'une intersyndicale (CGT-CFDT-CFTC-Sud). Remue ménage prévu dans les open-spaces. Débrayages et brassards noirs au programme.

Pour toute la profession, l'arrivée de Free tombe mal. Alors que les opérateurs téléphoniques coupent le robinet et durcissent les conditions de travail, le secteur doit investir pour effectuer sa mutation vers le «multicanal».

Le multicanal? «Téléphone, e-mail, courrier, fax, modération, web-services, web-call back», détaille un document commercial de Coriolis Service. Autant de canaux par lesquels un client peut aujourd'hui entrer en communication avec des téléconseillers.

«Aujourd'hui ils sont tous au téléphone. Dans cinq ans, ça sera du multicanal», prévient Bernard Croizille de l'APRCP, l'association qui regroupe les principaux centres d'appels picard. «Il faudra faire de plus en plus de veille sur internet. Nous allons avoir besoin de nouvelles compétences, de former les employés».

Aujourd'hui: des relations téléphoniques ultra-rationalisées

Le changement, les téléconseillers connaissent. Le métier a déjà beaucoup évolué depuis dix ans. Les téléconseillers ont vu leur travail rationalisé dans les moindres détails, à la seconde près, notamment par la numérisation des données et l'automatisation des procédures.

«Avant les données étaient dans des classeurs, aujourd'hui c'est dans l'ordinateur», se souvient Nathalie Cagny, déléguée CFDT chez Coriolis Amiens. «C'est plus rapide, ça aide le téléconseiller, mais le temps que l'on gagne, on le perd pour souffler ou soulager sa voix.»


Nathalie Cagny (à gauche) et ses collègues de la CFDT Coriolis

Les téléconseillers sont très surveillés, notamment sur la durée moyenne des appels qui doit être la plus courte possible ; c'est le mètre étalon de la productivité dans le secteur. Mais désormais, ce sont aussi les temps de pause qui sont examinés par leurs patrons. Eux aussi sont réduits au strict minimum

Premier exemple: le système Wrap-up – traduire 'boucler', 'finir'.  Le principe? Limiter le durée écoulée entre chaque appel reçu, un temps pendant lequel les conseillers doivent boucler les dossiers. «Avant on gérait nous même ce temps entre les appels, on se mettait en indisponibilité en appuyant sur un bouton. Aujourd'hui on vous impose un temps défini pour gérer le dossier. Quand on raccroche, on a 20 secondes avant le prochain appel», détaille Nathalie Cagny. Wrap-up est arrivé, il y a moins d'un an, chez Coriolis Amiens.

La dernière invention en date s'appelle Easyphone. Arrivé il y a un an et demi, le système consiste à automatiser les appels émis, pour diminuer là encore les périodes «improductives»: «Avant, c'était le téléconseiller qui appelait les clients. Il arrivait qu'ils ne soient pas chez eux. Aujourd'hui c'est un ordinateur qui appelle les clients et les met en relation avec le salarié. Ça évite peut-être que les téléconseillers appellent des gens qui ne sont pas là, mais ce temps nous permettait de souffler.»

«La numérisation et l'automatisation, on nous dit que ça améliore les conditions de travail, mais ça enlève tous ces temps qui permettaient aux gens d'échanger entre collègues», analyse la déléguée. «Sur la plateforme, on est de plus en plus dans l'individualisme. Tout est dans l'ordinateur. Aujourd'hui il ne nous reste que le temps de pause ou la pause déjeuner pour souffler».

Demain: l'ère du chat sur internet avec les clients

«En moyenne, les consommateurs passent par 2,7 canaux différents pour contacter un service client», établit l'observatoire des services clients 2012 de l'institut de sondage BVA. «Le canal le plus sollicité reste le téléphone pour les ¾ des Français. Viennent ensuite la navigation Internet (46%), l’e-mail (44%), le courrier et le face à face (tous deux à égalité avec 30%)».

Les clients passent de plus en plus par internet pour contacter les opérateurs téléphoniques, alors les centres de «relation clients» s'adaptent. «Ils appellent ça l'ère du chat», explique Nathalie Cagny. «En plus d'avoir de l'élocution, il faudra avoir le rédactionnel.»

D'ici cinq ans, les relations par mail, chat, ou réseaux sociaux auront envahi les centres d'appels. La conversation ne sera plus seulement téléphonique, elle sera écrite. Chez Coriolis, l'arrivée d'internet est plutôt bien accueillie par le syndicat. «Ça soulage le salarié, il y aura moins d'appels. Le travail sera plus diversifié».

Sa collègue, Mireille Chapit, elle aussi déléguée, travaille dans un service qui assure déjà un service de chat en ligne: «Au départ c'était une charge supplémentaire, mais on s'est réorganisés. Notre service est divisé en deux activités. L'une des équipes fait le courrier pour tout le monde parce qu'ils font moins d'appels.». Comment ils encaissent? «Ça dépend des caractères de chacun. Les mails ça repose. Quand on écrit, on a pas d'appels.»

Seul problème pour la CFDT, il va falloir adapter les compétences du personnel, qui n'est plus recruté sur les critères d'écriture depuis plusieurs années. «Quand je suis arrivée, il y a 10 ans, on recrutait à bac+2. Puis c'est passé au bac. Et aujourd'hui nous recrutons des personnes sans qualification, parfois des personnes dont c'est la première expérience professionnelle. Il n'y a pas de tests d'écriture», explique Nathalie Cagny.

Après demain: la visio, en face à face avec le client

Dans quelques années, un bouleversement bien plus profond pourrait toucher les centres d'appels: l'arrivée de la 4G et son «très haut débit» annonce à moyen terme, le développement de la visioconférence à partir des téléphones mobiles.

Une visioconférence mobile que les opérateurs téléphoniques pourraient utiliser pour dialoguer avec leurs clients. Et cela pourrait changer complètement la face du métier de téléconseiller.

Sur le réseau internet classique, l'offre existe déjà. Orange Business service, en septembre 2011, incluait déjà dans son offre multicanal «téléphone, mail, chat ou encore visioconférence». Avec la 4G, dont les services pourraient être opérationnels d'ici un ou deux ans, la visioconférence pourrait-elle se généraliser sur les mobiles?

Manuel Jacquinet, rédacteur en chef du magazine En Contact, revue professionnelle de la relation-client reste réservé sur l'ampleur éventuelle du phénomène: «ça ne sera pas le truc qui va bouleverser le marché».

Difficile aujourd'hui de savoir si l'usage de la visioconférence sera réservé à des forfaits haut de gamme ou généralisé. En tous les cas, les professionnels attendent déjà son arrivée. «Les téléconseillers vont pouvoir montrer une manip' à effectuer sur un téléphone, désigner où se situe l'information voulue sur une facture l'endroit», explique Bernard Croizille. «On va passer de la voix à l'image».

Mais cette arrivée de l'image suscite autant d'espoirs que de craintes.

Principale peur: que les opérateurs téléphoniques, en position de force face à leurs prestataires, imposent des critères physiques dans le recrutement des téléconseillers, alors que le secteur peine déjà à embaucher: «Il va falloir que les téléconseillers soient dans une tenue qui représente la société. Lorsque le client appelle Bouygues, les téléconseillers sont le symbole de l'entreprise. Mais attention à ne pas tomber dans le piège. On pourrait facilement glisser vers des demandes de style grand-blond. Il y a une population hétéroclite, des personnes voilées.», craint Bernard Croizille.

«Ils vont imposer des gens en costard», confirme Manuel Jacquinet. «Et le problème de la fille voilée se posera».

«Aujourd'hui on sélectionne sur l'élocution et le rédactionnel. J'espère qu'avec la visio, on ne jugera pas sur le physique», craint aussi Nathalie Cagny. «On sait bien que dans les salons, les hôtesses sont recrutées sur leur physique. Est-ce que l'on nous ne demandera pas ça demain? En tous les cas, il faudra payer les gens en conséquence. Pour l'instant, on en est loin.»