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Les ramasseurs bossent dans l'ombre

Le 11 September 2012
Reportage commentaires

Il est 3h du matin. La nuit est tombée depuis longtemps sur Rouvrel, petite bourgade de 300 âmes, à 20 kilomètres au sud d'Amiens. Dans les rues, pas un bruit, pas un brin de vent. Toutes les lumières sont éteintes.


L'élevage d'Eric Depourquoy, Ferme de l'espérance, Rouvrel. 24 000 poulets.

À la sortie du village, étendu au milieu des champs nus, un poulailler industriel est toujours éclairé. À l'intérieur, 24 000 poulets arrivés au terme de leur engraissement.

À cette heure, quatre hommes et une femme font la route, depuis Licourt, région de Péronne, pour répondre à la commande d'un éleveur de Rouvrel. Leur travail: ramasseur de volaille. Leur mission cette nuit : transférer 7000 volatiles dans un semi-remorque. Une heure de labeur physique, pénible et exercé dans des conditions rudes.

De petites équipes mobiles

Dans le paysage avicole français, les entreprises de ramassage de volaille font figure de poids plume, à côté de leurs clients, les groupes Doux (1,4 milliard € de chiffre d'affaire) ou Advitam (723M€ de CA). Dans le Nord de la France, ces petites entreprises ne comptent pas plus d'une quinzaine de salariés en général.

Elles forment de petites équipes très mobiles qui sillonnent les routes de campagne, toute l'année, généralement la nuit, au rythme des engraissements de l'industrie de la volaille. 20000 poulets par-ci, 5000 dindes par-là. Une équipe de ramasseurs peut vider plusieurs élevages et parcourir des centaines de kilomètres dans une même nuit.


Eric Sens, ramasseur de volailles depuis 4 ans

3h30. Les ramasseurs arrivent en voiture. Au volant, Eric Sens, «comme le bon sens».  

Avec ses deux frères, il a fondé l'entreprise Avipic, il y a 4 ans, une société de ramassage de volaille, qui opère dans toute la Picardie. «Comme on ne trouvait pas beaucoup de boulot, on s'est lancé là-dedans». Ils sont quatre passagers à bord du véhicule, presque tous issus de la même famille. Joël Sens, le frère, Delphine, la nièce, Olivier, le beau-frère, et une «connaissance», Pascal.

100-120 euros par mois en hiver

Cette nuit, il ne manque que Thierry Sens, l'ainé. Manque de place dans le véhicule: «L'essence n'est pas comprise dans le prix. Seulement pour les gros trajets d'une heure et demi - deux heures. Alors on n'utilise qu'une voiture», explique Eric Sens, dont l'entreprise est encore fragile: «Pour l'instant, le travail n'est pas trop là mais j'espère que l'on sera récompensés un jour

En effet, contrairement à leurs collègues de l'Ouest de la France, les ramasseurs picards ne croulent pas sous les commandes d'éleveurs. Les élevages de volaille sont clairsemés dans la campagne.

Durant les mois d'été, l'équipe d'Eric Sens peut travailler jusqu'à 15 heures par semaine. Guère plus. Ils ne gagnent alors pas plus de 600 euros par mois. L'hiver, ça se complique encore plus. C'est la saison des dindes, leur engraissement est plus long, alors les ramassages se font plus rares. Des mois à 100-120 euros pour les salariés d'Avipic.

Pas de convention collective

Côté contrats de travail, c'est un peu la jungle. Contrairement à leurs collègues bretons, les ramasseurs de volaille picards n'ont pas de convention collective spécifique à leur métier. Salaires, heures de repos, remboursement des frais kilométriques. Chaque employeur compose. Certains paient à la pièce, d'autres à l'heure, parfois en chèques emploi-services.


Les ramasseurs enfilent leur cotte de travail dans le vestiaire de l'élevage.

Eric Depourquoy est éleveur de volailles depuis 12 ans. C'est dans un petit local clair, prévu à cet effet, qu'il accueille l'équipe de ramasseurs d'Avipic. Le café et les gâteaux sont déjà sur la table. «Généralement ce sont des jeunes, explique-t-il. C'est le deuxième enlèvement que je fais avec Avipic. Je choisis les équipes selon la manière d'attraper, la ponctualité, mais aussi la rapidité. L'ancienneté joue beaucoup dans ce métier». Lui et les ramasseurs se voient tous les deux mois environs. Le temps d'un «enlèvement», d'une à trois heures. «Ils ont du mérite».

«Je vais chercher le camion à la bascule».

3h40. Le camion est arrivé, les ramasseurs ouvrent les portes de l'élevage. Face aux eux, 24 000 poulets blancs plongés dans la pénombre. Immédiatement Eric et ses équipiers font des pieds et des mains pour écarter les premiers poulets, encore groggy, et faire de la place au premier container.

Le bruit et l'agitation des volatiles monte d'un cran lorsque les phares bleus du manuscopique percent la pénombre du bâtiment. Au plafond, on distingue les mangeoires et les distributeurs d'eau en plastique rouge, rangés le temps du ramassage. En dessous, Eric Sens et ses collègues se penchent déjà pour attraper les premiers poulets. L'ambiance est chaude, humide et se charge de poussière à chaque poulet ramassé.


«Une! Deux !»

Pour ramasser 7000 poulets à effectif de cinq personnes, il faut du courage, de la sueur et un bon sens de l'organisation. L'équipe se sépare en deux groupes. La règle: «enfourner» 40 oiseaux dans chacune des 8 trappes du container. Pas un de plus. On se penche, on ramasse cinq poulets par les pattes, et on les lance dans les trappes métalliques. Pour remplir un semi-remorque, chaque ramasseur répètera l'opération plus de 250 fois.

Un travail physique et répétitif

A mesure qu'un container se remplit, les ramasseurs décomptent le nombre de trappes pleines, à haute voix. Huit par container. Pour remplir un semi-remorque, il faudra à Éric et ses collègues, une bonne heure de travail.


Antoine Claus, le routier belge, spécialisé dans le transport d'animaux.

C'est le routier, Antoine Claus, qui assure le va-et-vient des containers, au volant de son chariot élévateur Moffet Mounty: «Tu as déjà vu un chargement de cochons? C'est encore plus dur», s'amuse-t-il d'un fort accent flamand. A la fin du ramassage, il reprendra la route à destination d'un abattoir belge. Une heure de route, le temps de décharger et recharger son camion. Puis il repartira le plus vite possible vers un autre élevage, à Nantes cette fois-ci, dans le principal bassin de production de volaille français. 

«Trois! Quatre!»

Le ramassage des poulets s'effectue toujours dans le noir. Les animaux sont plus calmes, plus faciles à attraper et à tenir en main que le jour. En journée, la bataille serait homérique pour les ramasseurs. «Et j'en perdrais la moitié», plaisante l'éleveur, Eric Depourquoy. Le risque majeur: un «mouvement de foule». Des poulets paniqués peuvent se précipiter ensemble vers le fond d'un bâtiment et s’étouffer collectivement.

Des hommes et femmes qui se plaignent peu


Pascal Taillefer: «Tant que le boulot est là, il faut le faire»

C'est Joël Sens, le frère d'Eric, qui le premier a goûté aux ardeurs du ramassage de volaille. C'était en 2005, il découvrait le métier via une annonce de l'ANPE:«Avant j'ai travaillé pour la Sanef, Bonduelle, Flodor, j'ai fait les saisons de betterave.» Taiseux, il ne se plaint guère: «Ramasser les volailles, j'aime bien ça. On travaille la nuit, on bouge pas mal.» Pascal Taillefer, lui aussi, affirme fièrement qu'il est satisfait de son métier. Il a commencé en janvier et il trouve ça «formidable». «Ca me plaît. Je suis une personne active, qui n'aime pas rester sans rien faire» Lui qui a travaillé chez Doux, dans l'endiverie ou sur les fêtes foraines, ne veut pas se plaindre: «Tant que le boulot est là, il faut le faire».

«Cinq! Six!»

Cette nuit, Eric et ses collègues se plaignent d'autant moins que ramasser des poulets n'est pas l'exercice le plus pénible de leur métier. Le plus dur, c'est la dinde.


Antoine Claus au volant de son chariot mécanique charge les derniers containers. 

«Les plus gros peuvent peser 25-26 kilos»

À écouter Eric Sens, ramasser les poulets serait presque une partie de plaisir. «L'hiver approche et les dindes vont bientôt arriver», redoute ce quarantenaire aux bras épais. «Les dindes, c'est nerveux. Le pire, ce sont les mâles, ça peut presque t’assommer». 10 à 11 kilos, chacune, à ramasser généralement de jour. Une autre affaire, à coté des poulets et leurs 2,7 kilos à ramasser de nuit, encore endormis.

Et parmi les dindes, les ramasseurs redoutent encore plus certaines catégories. Les poids lourds, ce sont les Big 6, une variété de dinde engraissée jusqu'à 22 kilos. «Il n'y en a presque plus. Aujourd'hui les plus gros, ce sont les Converter. Elles peuvent peser 25-26 kilos pour les mâles», explique Eric Sens.

 


Olivier, Joël, Pascal et Éric, autour d'une collation. 

Il est 5h. Le ramassage est terminé. Éleveur, routier et ramasseurs reviennent au vestiaire pour prendre le café ensemble. Cette nuit, il n'y aura qu'un ramassage pour l'équipe d'Avipic. L'été, il leur arrive d’enchaîner trois élevages d’affilée.

Malgré la précarité, des travailleurs qui se sentent libres

«Sept! Huit!»

Dans l'équipe de ramasseurs, seul Eric, l'un des chefs d'équipe, émet des réserves sur ses conditions de travail. «C'est sûr que c'est pire que la démolition. Et pourtant la démolition, c'est brutal». Mais il tempère: «Je me sens libre, j'ai mes journées». Libre, mais sur la brèche. Pour cet enlèvement, l'équipe a été prévenue la veille. C'est courant dans le métier.

Libre, mais peu valorisés. Le salaire ne suffit souvent pas à boucler les fins de mois. Auparavant la plupart des ramasseurs d'Avipic avaient un second emploi, en journée: la livraison de publicités dans les boîtes aux lettres.

Eric a longtemps travaillé pour la société Adrexo, mais il a arrêté, il y a quelques mois. Les exigences de son employeur devenaient trop contraignantes: «Le gasoil devenait trop cher, et ils m'en demandaient de plus en plus. Et puis niveau horaires, ça n'allait plus».

A défaut de salaire d’appoint, les ramasseurs touchent désormais le RSA, en complément. Pour Eric, ça passe encore : «Moi je vis encore chez mes parents. Mais pour ceux qui ont des enfants, comme mon frère, c'est plus dur». Sans RSA, la situation serait intenable pour eux. En effet, dans leur contrat, qu'ils appellent «contrat zéro», pas de garantie de salaire. Ils sont payés à l'heure. Et «si on ne fait pas d'heures, on n'est pas payés», résume Eric.  

Dans l'œil du Télescope

Le reportage s'est déroulé vendredi dernier, sur l'exploitation d'Eric Depourquoy à Rouvrel. 

Les photos ont été prises par Rémi Sanchez.

J'avais déjà rencontré l'équipe d'Avipic lors d'un reportage en 2011. 

La prise de contact avec l'équipe a été possible, par l'intermédiaire de Bernard Goudemand d'Aviplus, une société du groupe Advitam.

L'idée de l'article est venu du documentaire «Une nuit avec les ramasseurs de volaille»,  de Jean-Jacques Rault, tourné dans l'ouest de la France.