Thierry [le nom a été modifié, ndlr] est peseur de poudre. Il pèse les produits chimiques qui serviront à la fabrication de pneus tourisme et agraires, les deux activités de l'usine Goodyear-Amiens. Et ce week-end (samedi, dimanche, lundi), il n'a bossé que trois heures.
Trois heures le samedi matin, et puis plus rien. 29 heures d'attente, sans que ses chefs ne lui donnent plus aucun travail à effectuer. Et cela dure depuis des mois. Une situation aussi ubuesque qu'inquiétante. «Quand j'ai terminé, je tourne, je me promène dans l'usine», explique-t-il. «On a notre paye, c'est bien. Mais ça ne fait pas tout. Moi, j'ai 55 ans, si ça ferme, je fais quoi après?».
Chaque semaine depuis des mois, il pointe à l'usine de la zone industrielle Nord et ne travaille que quelques heures, comme la plupart de ses collègues. Comment en est-on arrivé là ? Un rappel des faits s'impose. Six ans de combat.
Depuis 2008, les syndicats Sud et CGT de l'usine Goodyear d'Amiens ont entamé un bras de fer avec le groupe de pneumatiques Goodyear Dunlop Tires France. Contrairement à leurs voisins de l'usine Dunlop d'Amiens, les salariés de Goodyear ont refusé de céder au chantage à l'emploi de la direction du groupe américain, qui leur demandait de passer aux 4x8 en échange d'investissements sur les deux sites. En jeu, la pérennité des emplois. L'argument éternel: la compétitivité.
Dans l'incertitude depuis six ans
Face au refus des salariés, la direction amiénoise va tenter de mettre les menaces du groupe à exécution. Elle annonce en avril 2008 son projet de supprimer 402 postes sur le site qui en compte 1400 et de réduire la production de pneus tourisme de 38%.
L'année suivante, la direction annonce qu'elle a finalement pour projet de supprimer 820 emplois à Amiens, signifiant ainsi son intention de mettre fin à l'activité tourisme du site. Un projet qui n'arrivera jamais à son terme.
En effet, en août 2009, le tribunal de grande instance de Nanterre est venu une première fois en aide aux salariés Goodyear. Après avoir estimé entre autres que le groupe ne fournissait pas assez de garanties sur l'avenir de l'autre activité du site, la production de pneus agraires, la justice a mis un premier rempart aux desseins du groupe d'arrêter l'activité tourisme.
En février 2010, rebelote. Le projet de Plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) est retoqué par la Cour d'appel de Versailles. Comme l'expliquait la CGT sur son blog, en octobre dernier, «ce qui nous a permis depuis des décennies de continuer à exister, c’est que nous avons deux productions. Et quand l’une va mal, c’est l’autre qui permet de maintenir l’activité. Dans un site où il n’y a qu’une seule production, le jour où celle-ci va mal, le site ferme, et la justification pour fermer est bien plus facile».
Ce que demande la justice, c'est un repreneur pour l'activité agraire. Fin 2010, un repreneur est en vue. Le groupe de pneus agraires, Titan international, dépose une offre pour la reprise l'activité agraire d'Amiens Nord. Mais elle est conditionnée à la liquidation de l'activité tourisme. Or durant les négociations, le lancement du PSE demandé par Titan sera encore une fois bloqué en justice par la CGT.
Fin 2011, Titan annonce qu'il jette l'éponge, et son PDG, Maurice Taylor, déclare dans un communiqué de presse : «Les travailleurs français sont bons dans ce qu'ils font quand ils travaillent, mais comme je l'ai dit aux syndicats, vous ne pouvez pas être payés 7 heures pour 3 heures de travail.» Coup de bluff. Quelques semaines plus tard, le groupe annoncera qu'il est toujours intéressé par le site, mais seulement par l'activité agraire.
La direction de Goodyear continue à chercher des solutions pour fermer l'activité tourisme. En juin 2012, elle annonce qu'elle serait prête à remplacer son projet de PSE par un plan de départs volontaires (PDD). La CGT accepte alors de négocier, si le projet se limite aux seniors et aux salariés ayant un projet.
Trois mois plus tard, la CGT quitte les négociations, estimant entre autres que les garanties du maintien des deux activités ne sont pas remplies. .
Aujourd'hui l'intention du groupe Goodyear-Dunlop semble toujours de se désengager du site, mais pour ce faire, la direction devra vraisemblablement en passer par un PSE, dont le projet a, depuis quatre ans, toujours été recalé devant les tribunaux.
Ce qui interroge désormais les syndicats, c'est le mode opératoire qu'utilisera Goodyear pour se retirer du site d'Amiens Nord. Devant les échecs répétés de PSE, la direction va-t-elle durcir le ton?
«Personne n'est fait pour aller au travail sans avoir rien à faire»
Ces derniers jours, les rumeurs allaient bon train autour d'une fermeture très prochaine du site. Des rumeurs que dément la direction. «Absolument pas. Aujourd'hui la direction n'a encore pris aucune décision. Le dernier CCE de ce matin [mardi, ndlr] avait pour objet les accords collectifs», explique Isabelle Levy-Dessart, directrice de la communication chez Goodyear.
En cause : la pose, pendant les vacances de Noël, de matériel destiné à fermer entièrement l'usine de l'intérieur, ou encore des rumeurs selon lesquelles les services nettoyage ne travailleraient plus chez Goodyear à partir du 17 janvier. «Je pense que c'est une méthode pour nous provoquer», analyse Evelyne Becker, élue CGT, qui se souvient qu'au lendemain de l'échec des négociations sur le PDD, «la direction avait promis de revenir avec quelque chose de plus dur».
Pour elle, la stratégie de la direction est de mettre la pression sur les salariés pour qu'ils craquent. «Chez Continental, les salariés avaient détruit le poste de garde. Résultat: fermeture administrative. Les salariés Goodyear ont une réputation de rebelles. Il y aura certainement une annonce de faite bientôt, mais ils ne peuvent pas fermer le site. Pourquoi pourraient-ils fermer aujourd'hui, et pas il y a 4 ans? Pour ça, ils comptent sur la colère des salariés.»
L'une des stratégies serait-elle de priver les salariés de travail? De les laisser moisir sans pneu à fabriquer, sans autre occupation que d'angoisser?
En novembre dernier, le cabinet d'audit AMC a présenté l'évolution des volumes produits sur l'usine d'Amiens Nord, au CE de l'entreprise. Sur son blog, la CGT en fait mention : «Entre 2006 et 2010 notre site a perdu 70% de sa production. Dans le même temps Goodyear a vendu +10% de pneus et dans tous les segments». Par comparaison, l'usine Goodyear bénéficie d'un ticket de production de 3000 pneus tourisme par jour, quand sa voisine, Dunlop, tournera à 10 000 pneus/jour en 2013. Pour la CGT, la baisse de production est délibérée, et n'a pas de rapport avec la conjoncture. Elle soupçonne la direction de vouloir mettre les salariés sous pression.
«Les salariés vivent avec un couperet», explique Evelyne Becker. «On vient au boulot pour travailler 2 heures sur huit, ou 3 heures sur douze. Personne n'est fait pour aller au travail sans avoir rien à faire. Certains dorment, d'autres jouent aux cartes. Des fois il y a des bagarres. Le plus compliqué c'est le week-end. Il n'y a pas tous les chefs, l'administratif. Ça donne l'impression d'être livré à soi-même.»
Tables de fortune installées dans les vestiaires de l'usine pour jouer aux cartes
Le 11 février prochain, les Goodyear ont à nouveau rendez-vous au tribunal de Nanterre, où la CGT veut contester les baisses de productions. En attendant, le syndicat a également invité, il y a dix jours, tous les salariés à venir porter plainte contre la direction de Goodyear pour harcèlement moral. Le bras de fer continue.
Lundi, 15h. Après le boulot, Thierry et une dizaine d'autres salariés de l'équipe du week-end sont passés par au commissariat d'Étouvie.
À l'initiative de la CGT, ils ont déposé plainte à titre personnel contre la direction Goodyear Amiens pour harcèlement moral. Les motifs invoqués par la CGT: «De ne plus fournir de travail effectif à la hauteur du temps de travail», «de mettre hors service une grande partie du parc machines tourisme», et «de sans cesse menacer de fermeture de site alors que la justice par cinq fois a interdit la mise en œuvre de PSE». Des motifs que la direction de Goodyear ne souhaite pas commenter.
Fred [le nom a été modifié, ndlr], 30 ans, vient de porter plainte. Il hésite à témoigner, puis se lance: «La direction se fout de notre gueule.» Cela fait huit ans qu'il travaille chez Goodyear comme constructeur. Son métier: l'assemblage des pneus. «Ils nous disaient que ça allait fermer à chaque rentrée. Aujourd'hui, on ne branle rien de nos journées, on nous a retiré le boulot.»
«Tout ça pour que le moral soit au plus bas et que l'on fasse des conneries. Ils veulent faire croire à tout le monde que c'est de la faute des ouvriers si l'usine ferme. Là, ils viennent de mettre des attaches sur les fenêtres. Ils attendent que l'on s'énerve».
Assis dans la salle d'attente du commissariat, les salariés nous décrivent leur quotidien. Entre l'ennui et l'angoisse.
À l'intérieur de l'usine, le temps passe lentement surtout le week-end pendant les journées de 12 heures. Spécificité de chez Goodyear, les salariés, payés à la pièce, organisent leur travail comme ils veulent. «Certains peuvent avoir 10h de travail, d'autres une heure. Ça dépend des modèles», explique-t-il. «En moyenne, ils ont trois à quatre heures de travail effectif par jour. Certains l'étalent sur six pour moins s'emmerder après».
Dans l'usine, le bruit est toujours le même. Celui des fuites d'air et des machines qui fonctionnent dans le vide, comme si de rien n'était. «Ça leur coûterait plus cher de les arrêter», assure Mickaël Mallet, délégué du personnel CGT.
«En général, on a fini de travailler vers midi. Tant que le travail est fait, on ne peut rien nous reprocher», explique Éric [le nom a été modifié, ndlr]. À 33 ans, il a passé douze ans chez Goodyear, comme constructeur lui aussi. «On reste à la cantine jusque 13h30-14h. On fait traîner un peu. Le boulot aussi, on peut l'étaler, mais on est tellement habitués à travailler à ce rythme».
«Ce qu'ils veulent, c'est nous faire craquer»
Après, c'est l'attente, jusqu'à 18h. Certains restent dans l'usine, se promènent, discutent. D'autres montent dans les vestiaires pour dormir, jouer aux cartes ou regarder des films sur leurs ordinateurs portables. Des heures où l'on essaie de ne pas trop réfléchir. «D'un sens on est payés, c'est plutôt bien. Mais qu'est-ce qui se passe pour nous demain? Ce qu'ils veulent, c'est nous faire craquer.»
Dans les vestiaires, des lits ont été improvisés à même le sol
«On glande. C'est Rummikub, belotte, manille et poker. On a même pas de chaises pour s’asseoir. Y'a des petites tensions, mais on est solidaires».
«C'est la vie de famille», le coupe un collègue, en souriant.
«Avant, on jouait à la cantine, il y avait des tables», reprend Éric. «Mais maintenant, ils la ferment à partir de 14h30». Alors pour aménager les vestiaires, c'est système D: «Avec des portes de douches on fait un table, avec des poubelles on fait des pieds, et avec des caisses, on fait des chaises. Et puis on clope, on clope, on clope.» Pas question de partir plus tôt: «On doit pointer en entrant et en sortant, et si on est pas là, il faut se justifier.»
«Au mois de mars, ça fera six ans», coupe un autre collègue. «Six ans qu'on ne sait pas où on va. Moi perso, j'ai rien derrière. Il y en a beaucoup dans ce cas-là».