Mal parti. Quelques jours seulement après la mise en place du nouveau schéma de permanences nocturnes des médecins libéraux, les généralistes et les urgentistes font déjà entendre leur mécontentement. Car le système de gardes de nuit est défaillant: de minuit à 8h00, aucun des quatre médecins libéraux volontaires qui devaient couvrir le département ne travaillent. Les besoins les moins urgents ne sont alors pas traités, et les autres sont amenés aux urgences.
Ce nouveau système des gardes de médecins de ville (ou Permanence des soins ambulatoire, PDSA) a été lancé le premier novembre. Et l'Agence régionale de santé (ARS) l'avait élaboré patiemment. Elle avait notamment écouté les conseils des syndicats de médecins de Picardie qui avaient suggéré que le système en place dans l'Oise depuis dix ans, sans médecins libéraux de garde pendant la nuit profonde, soit étendu à notre département.
Après des «consultations» qui avaient moyennement satisfait les différentes parties (voir notre précédente enquête), le nouveau schéma de PDSA a été lancé avec la promesse faite aux acteurs de se retrouver dans un an pour une évaluation.
Quinze secteurs le soir, quatre la nuit
Mais très tôt, des voix se sont élevées pour critiquer le système. Des médecins de campagne, des urgentistes et des médecins régulateurs, c'est à dire ceux qui répondent aux appels du 15, s'inquiètent, au nom des patients, de la situation qui se profile.
Le point de discorde, c'est la taille des nouveaux secteurs couverts par chaque médecin de garde. Les secteurs de garde de soirée, entre 20h00 et minuit, ont été regroupés. Au lieu d'une trentaine de secteurs qui divisaient la Somme, on en est arrivé à 15. Résultat, après négociations : les zones de garde sont plus grandes et les médecins de garde n'ont plus à se déplacer.
Les patients sont donc censés faire la route. Pour ceux qui ne peuvent pas, les médecins régulateurs peuvent toujours envoyer les équipes du Smur ou une ambulance pour les ramener à l'hôpital.
Mais après minuit, le département n'est plus découpé en 15 mais en 4 zones seulement: sur chacune de ces zones, un médecin "effecteur mobile" est censé se déplacer vers les patients qui nécessitent absolument le passage d'un médecin mais pour lesquels un passage aux urgences, en ambulance, n'est pas adapté. Amiens représente, dans le département, une cinquième zone mais ici, pas de souci: c'est SOS médecins qui gère les appels toute la nuit.
Dans les quatre autres zones, la situation n'est pas la même: aucun médecin généraliste ne s'est porté volontaire pour répondre aux appels et parcourir de si vastes portions de département.
Pour Christophe Boyer, médecin urgentiste et régulateur du 15, «on a besoin des médecins généralistes pour assurer différents actes. Les équipes du Smur sont là pour des soins de réanimation, pas pour de la médecine générale.»
Des soins de ville exécutés à l'hôpital
Pour ce praticien hospitalier des Urgences du CHU d'Amiens, il y a de nombreux actes pour lesquels une prise en charge par le Smur ou par les Urgences n'est pas adaptée. «Lorsqu'on a des personnes âgées isolées chez elles, qui ont juste besoin de soins de ville, va-t-on les amener en ambulance aux urgences? Elles vont devoir attendre plusieurs heures avant d'avoir un soin qu'un généraliste aurait pu leur apporter. Et que faire, ensuite, les renvoyer chez elles en taxi? Les garder dans une chambre, avec des frais d'hospitalisation qui s'ajoutent?»
Par ailleurs, certaines «visites incompressibles» incomberaient aux médecins de ville, comme les visites en maison de retraite, les patients en fin de vie ou les hospitalisation sous contrainte.
À écouter certains médecins, l'ARS aurait «cassé un système qui fonctionnait bien» sans écouter assez les médecins de terrain.
C'est également l'opinion du docteur Christophe Boyer. «Pour élaborer son PDSA, l'ARS a consulté les syndicats, mais pas les médecins de secteur. Quand on discute avec les médecins de secteur, ils sont conscients de la nécessité des gardes de nuit, et sont prêts à les prendre en charge.»
Si c'était bien là le problème, alors la solution est peut-être proche: l'ARS a commencé plusieurs opérations de concertation, d'abord avec les médecins de secteur, puis secteur par secteur avec les généralistes concernés, des représentants du SAMU et de l'ordre des médecins. Histoire de voir, au cas par cas, ce qu'attendent les généralistes de la PDSA.
Pourtant, tous les généralistes n'ont pas été mécontents du nouveau système. Isabelle Dufetel est médecin dans le nord du département, à Beauval. Pour elle, le système précédent était «à bout de souffle».
Des médecins qui partent à la retraite et personne pour prendre la relève, une féminisation de la profession, avec des contraintes supplémentaires dans la vie familiale de ces médecins, et beaucoup d'autres éléments qui font que les généralistes de son secteur ne se sentaient plus capables d'assurer autant de gardes de nuit en plus de leurs journées de travail.
«Je me suis battue pour qu'on agrandisse mon secteur. Cela n'a pas été facile au départ, mais au final tout le monde est content. Je pense que les gardes doivent être un travail d'équipe.»
Le désert médical, elle l'a vu gagner du terrain. «Avant, on était deux collègues à Beauval. Aujourd'hui je suis toute seule, bientôt à la retraite, et aucun jeune ne se propose pour venir dans mon village.» Quelques faits sont bons à être rappelés: aujourd'hui seuls 10% des jeunes diplômés décident de s'installer en libéral. Signe d'une pratique qui n'attire plus.
Pour le docteur Dufetel, il faut considérer les choses de façon pragmatique. Il faut trouver un moyen de ne pas rebuter, avec des gardes trop lourdes, les jeunes médecins qui pourraient s'installer. «Il ne s'agit pas de se désengager de la permanence des soins, mais de prendre en compte l'évolution de notre métier et de la démographie médicale. On nous dit, par exemple qu'il faudrait sortir la nuit pour constater les décès. Mais les missions de médecin légiste ne sont pas du ressort de la permanence des soins, c'est du ressort du préfet.»
Pour éviter certaines "visites incompressibles", Isabelle Dufetel croit au dialogue avec les patients. «Lorsque j'ai un patient en fin de vie chez lui, je vais le voir quotidiennement. Et je préviens sa famille lorsque la mort pourrait survenir pendant la nuit. Je leur donne des conseils. Bien entendu, c'est mon premier devoir que de leur rendre visite le matin, mais cela est-il utile que je me déplace en pleine nuit pour constater un décès?»
Une des solutions, selon elle, serait de créer une maison médicale de garde dans son secteur. Cela désengorgerait les urgences des cas les moins graves, et permettrait de gérer autrement l'emploi du temps, la qualité de vie des médecins. Mais pour cela, les moyens manquent, y compris à l'ARS.
«On a beau avoir prêté le serment d'Hippocrate, la plupart des médecins de campagne sont au bord du burn out. On est conscients des problèmes, mais il faut avouer que la fin des gardes de nuit nous avait soulagé.»
Bon pour l'Oise, mauvais pour la Somme?
Xavier Lambertyn est médecin dans l'Oise. Il est également membre de l'Union régionale des Praticiens de santé (URPS), chargé de la commission PDSA. L'arrêt des gardes de nuit, c'est acté depuis longtemps dans son département.
«Dans l'Oise, cela fait dix ans qu'on a arrêté les gardes de nuit profonde. Mobiliser, fatiguer tant de médecins alors qu'il y a, au final, peu d'appels, et que le lendemain on doit faire une journée normale, ce n'est pas une solution.» En effet, les gardes sont acceptées par les généralistes, sur la base du volontariat. Dans beaucoup de cas, travailler de nuit, en semaine, signifie enchaîner deux jours de travail consécutifs pour le médecin.
«L'ARS ne comprend pas que si l'on manque une journée, c'est une catastrophe: les patients se répartissent sur les collègues qui sont déjà submergés.» Bref, pas question de fermer son cabinet un lendemain de garde.
Du coup, lors des consultations avec l'Agence régionale de santé, Xavier Lambertyn a milité pour que les gardes de nuit soient supprimées. Quant au système des quatre médecins "effecteurs mobiles" sur le département, le médecin de l'URPS «n'aurait jamais accepté cela» pour son département.
De fait, le système semble fonctionner dans l'Oise. Le Samu (centre de régulation) gère le travail de six Smur (structures mobiles) qui répartissent les patients entre 8 centres hospitaliers locaux. Et le système semble être étendu dans d'autres régions de France.
Besoin de généralistes pour désengorger les hôpitaux
Christophe Boyer, l'urgentiste du CHU d'Amiens, a une autre analyse. «On était, depuis 10 ans, dans un mouvement général d'abandon progressif de la médecine générale et de la garde. Aujourd'hui on revient vers l'hospitalisation ou la fin de vie à domicile, l'impératif de désengorger les hôpitaux. Mais pour cela il faut un maillage fort de médecins généralistes!»
Selon lui, les disparitions des gardes de nuit sont nettement contestées, et l'Oise n'est pas la Somme. «Peut-être que dans l'Oise il y a eu un nouvel état de fait et que personne n'a réagi. Mais ici on nous modifie le système brutalement, on passe de trente zones à quatre zones! C'est logique que nos confrères généralistes soient bousculés.»
Quelle sera l'évolution du système ? Plusieurs pistes ont été proposées aux médecins par le directeur de l'ARS. Tout d'abord une régulation des appels qui prendrait en compte la proximité géographique du patient et du médecin de garde, et pas seulement des secteurs figés.
Le déploiement des médecins "effecteurs mobiles" fera probablement l'objet de discussions intenses, et des régulateurs supplémentaires pourraient participer aux permanences du 15. Quant aux généralistes de garde, ils pourraient être épaulés, dans des circonstances que l'on ignore encore, par les internes de médecine générale, sur la base du volontariat. Néanmoins, cela nécessiterait quelques arrangements des textes de l'Ordre des médecins régissant le travail des internes.
La réponse viendra probablement au cours du premier trimestre 2013. Une fois que l'ARS aura écouté urgentistes, régulateurs, internes et médecins de campagne: à eux, cette fois, d'être consultés.
J'ai contacté la plupart des intervenants de cet article lundi, mardi et mercredi 19 décembre. L'Ordre des médecins m'a communiqué plusieurs contacts de médecins responsables de secteurs et je n'ai pu joindre facilement que le Dr Dufetel.
L'ARS n'a pas répondu à mes sollicitations, pas plus que les responsables du Samu de l'Oise.
Les propos du Docteur Xavier Lambertyn son issus d'un entretien qui date de la mise en place, au premier novembre, de la nouvelle PDSA.