Le tramway inquiète les commerçants au quartier Saint-Leu.
Leur mobilisation se voit de loin: depuis la semaine dernière, en travers des vitrines des boutiques de Saint-Leu, les croix jaunes, monumentales, ont fleuri. «Non au tramway», «30 ans de dettes», «Amiens ou Verdun?» sont quelques-uns des slogans qui s'épanouissent dans le quartier. Difficile de passer à côté: les passants s'interrogent, questionnent les commerçants.
«Les gens sont très mal informés. Ils nous disent "ah! vous allez avoir le tram ici?" Ils ne connaissent pas le projet», explique Gilles Tranchant, le pharmacien de la rue Saint-Leu. Lui aussi a rejoint l'association des commerçants, créée il y a un peu plus d'un mois, qui regroupe aussi bien les débits de boissons que les buralistes, restaurateurs ou l'imprimeur du quartier.
Le pharmacien, comme les autres, s'interroge beaucoup sur le tramway qui, s'il est voté par les élus métropolitains, doit emprunter la rue Vanmarcke et la place Parmentier. «Nous sommes déterminés à ce que le tram ne passe pas devant chez nous ni sur Amiens car il n'y a pas de nécessité», expliquait mercredi 5 février Christophe Duprez, vice-président de la jeune association, par ailleurs responsable du restaurant Le Quai. «Cela n'intéresse que les étudiants de la citadelle ou l’hôpital sud. Nous allons voir mourir le seul quartier festif d'Amiens s'il n'y a plus de voitures qui passent du boulevard Baraban à la rue Saint-Leu.»
Sur le quai Bélu les restaurateurs ont changé la décoration de leurs terrasses.
Rajoutez à cela des doutes sur le marché sur l'eau et la conservation des places de stationnement de la place Parmentier, la crainte d'un allongement excessif des travaux qui coulerait leurs commerces, les incertitudes sur l'existence et les modalités d'une indemnisation, l'impression qu'on leur impose un tramway de façon abrupte et vous obtenez un quartier entier remonté contre le projet qui pourrait départager les candidats favoris, Thierry Bonté et Brigitte Fouré.
Montpellier en repoussoir
Parmi ces commerçants inquiets, il y a Laurent Mercier. En novembre 2013 ce Picard a racheté avec un associé le restaurant Tante Jeanne, situé à l'entrée de la rue de la Dodane. Il a déjà vécu des travaux de tramway à Montpellier où il était buraliste jusqu'à récemment.
À Montpellier, son bureau de tabac n'était pas situé dans la voie de passage du tramway, mais dans une rue attenante qui a subi des restrictions et des changements de sens de circulation pendant les travaux. Son commerce en a tout de même souffert: l'ancien buraliste explique avoir perdu 25% de son chiffre d'affaires net qui se montait à 200 000 € annuels. «Quand j'ai repris le tabac, on était cinq mais j'ai dû réduire ma masse salariale». Laurent Mercier a donc fini avec son épouse et un seul employé.
«Mais c'était bien organisé. On a eu toutes les informations en amont, tous les commerçants ont été consultés et il y avait des personnes dédiées au suivi des travaux», se souvient Laurent Mercier. Mais pour Amiens, il n'y croit pas. «Pourquoi couper le quartier historique en deux alors qu'il y a des problèmes de transport à la zone industrielle nord? Que vont devenir nos parkings? Nous payons déjà le parking cathédrale pour nos clients, mais si demain il faut traverser les travaux, qui viendra?»
L'emploi local dans la balance
Bref, pour le restaurateur, c'est l'inquiétude, et pas que pour son chiffre d'affaires: «J'essaie de développer les emplois, mais si on m'augmente ma taxe transport, qu'est-ce que je vais faire?» Le commerçant vient d'engager un dixième employé à Tante Jeanne, ce qui le soumet au paiement du versement transport (1,8% de la masse salariale, que la Métropole espère passer à 2% pour financer le projet de tramway). Laurent Mercier compte même embaucher deux autres CDI et quelques saisonniers. Mais si le tramway arrive, il doute de pouvoir conserver tous ces emplois. «Le projet de tramway risque de faire sauter 400 emplois locaux, croit-il savoir. C'est autre chose que les 2000 CDD qu'on nous promet pour la construction du tram, qui seront des emplois qui viennent de l'extérieur.»
Voilà à peu près l'état d'esprit de ces commerçants. Leur association se veut apolitique, mais ils savent bien que le sujet qu'ils abordent est hautement politisé. Et qu'à deux mois des élections, leur mobilisation pourrait faire bouger les choses. Ils ont donc décidé de recevoir les candidats à l'élection municipale, Brigitte Fouré et Thierry Bonté dans un premier temps, sans exclure d'entendre Cédric Maisse que certains commerçants connaissent bien.
Brigitte Fouré rassure
Mercredi 5 février, ils ont donc passé deux heures avec Brigitte Fouré. Ils ont été rassurés par le discours de la candidate. «Sa réponse a été non, sans ambiguïté», résumait Chritophe Duprez, au sortir de la rencontre. «Pour le reste elle a été assez prudente sur les dossiers, elle ne veut pas promettre sans être certaine de tenir ses promesses. Elle va faire un audit avant de prendre des décisions».
Tant qu'ils y étaient, ils l'ont questionnée sur les autres sujets qui leur parlent: l'animation, le stationnement, la propreté, l'accessibilité, la sécurité. Sur ce dernier point, la candidate a promis une réunion entre les polices nationale, municipale et les commerçants de Saint-Leu. Et elle s'est montrée ouverte sur les questions de vidéo-surveillance.
Hier, mercredi 12 février, c'était au tour de Thierry Bonté de passer son grand oral devant les commerçants réunis au Rétroviseur, place du Don. Il a développé tous ses arguments, répondu à toutes les critiques des commerçants. «Il nous a assuré que rien ne serait fait sans concertation avec les commerçants, et que les parkings resteraient accessibles, résumait Christophe Duprez. Mais il nous manque toujours des éléments factuels: quelles zones de travaux, à quel moment, quels sens de circulation, quels stationnements». Et pas plus d'éléments sur la commission d'indemnisation qui devra se mettre en place.
Au sortir de cette réunion, les commerçants paraissaient divisés: «On a besoin de réfléchir à tout cela». Ce qui a semé le doute parmi certains commerçants, c'est le dynamisme de Saint-Leu. Selon Thierry Bonté, le tramway est déterminant pour renouveler un quartier qui serait en train de s'essouffler. Est-ce le cas? «C'est vrai qu'il y a quelques années, il y avait beaucoup d'antiquaires, qui attiraient une clientèle en journée. Aujourd'hui ce n'est plus le cas, la clientèle vient surtout le soir et le midi», regrette le patron du Quai.
Mais tout le monde n'est pas dans cet état d'esprit: «Je m'attendais à ce qu'il vienne nous présenter des plans précis. Il ne m'a pas convaincu. Il faut qu'on reste sur notre "non au tram"», estimait une autre commerçante. Vaut-il mieux négocier plutôt que de s'opposer frontalement? Pour la toute jeune association, la lutte va continuer. Mais sur quelles bases?
Les témoignages sont issus de plusieurs rencontres avec les commerçants, le 5 et le 12 février.