«Vous m'entendez?», criait à travers la salle, Monsieur Livoirien. Le vieil homme aux yeux fermés était venu d'Auvergne à l'occasion du Forum de la déficience visuelle, pour y faire l'humoriste, vendredi et samedi, devant un parterre de déficients visuels amiénois. «Vous m'entendez?», répéta-t-il du haut de la scène, en haussant le ton pour que la foule réponde. «Ah! Pardon, je ne vous avais pas vu.»
En France, les aveugles sont particulièrement mal perçus par les entrepreneurs. Les chiffres sur la question sont datés et considérés comme peu fiables, mais donnent une idée de l'exclusion des handicapés visuels face à l'emploi. Selon l'enquête Handicaps, invalidités, dépendances menée par l'Insee en 2001, le taux d'emploi des handicapés visuels âgés de 20 à 59 ans serait de 56% contre 73% dans le reste de la population du même âge. Une exclusion d'autant plus marquée que la vue baisse. Jusqu'à 29% d'emploi seulement chez les aveugles et les malvoyants profonds.
D'ailleurs, deux jours avant le Forum amiénois, à Paris, la Fédération des aveugles et handicapés visuels de France réalisait un happening, une déambulation dans les allées du Salon des maires et des collectivités locales. Le mot d'ordre: l'emploi.
Depuis 1987, les entreprises de plus de 20 salariés sont sanctionnées financièrement si elles n'emploient pas au moins 6% de personnes handicapées. C'est le principe d'obligation d'emploi des travailleurs handicapés (OETH). Vingt-six ans plus tard, le taux de 6% n'est toujours pas atteint. 2,8% dans le secteur privé, 4,39% dans le public en 2011, malgré un renforcement des sanctions depuis 2005.
Betty Szumny, «trop diplômée pour une handicapée».
Le handicap fait peur, répètent les participants du Forum de la déficience visuelle à Amiens. Et la déficience visuelle plus encore, assurent-ils. «Un employeur m'a dit un jour que s'il avait le choix entre un handicapé visuel et un handicapé moteur, il préférait le handicapé moteur», témoigne Betty Szumny, amère, devant une foule assise.
À 24 ans, la jeune femme a dû revoir ses ambitions professionnelles à la baisse. Pendant sa première année de licence d'histoire, le rectorat lui signifie qu'elle ne sera pas autorisée à exercer le métier de professeure des écoles, comme elle le souhaitait. Contrairement aux collèges, aux lycées ou aux universités, les écoles primaires et maternelles n'acceptent pas que leurs professeurs soient handicapés.
Betty retournera finalement à ce qui l'intéressait le plus, l'histoire qu'elle a étudiée jusqu'au master 1, avant que sa vue ne se dégrade et que l'environnement fourni par l'UPJV d'Amiens ne lui permette plus de continuer à étudier.
À la sortie de la fac, c'est encore la désillusion. «Je ne savais pas quoi faire. J'ai envoyé énormément de candidatures». En vain, explique-t-elle. «Un employeur m'a même dit que j'étais trop diplômée pour une handicapée». Aujourd'hui elle envisage de devenir secrétaire. Ce n'est pas encore acquis. «Je suis une action de préparation d'un projet qui pourrait déboucher sur une formation en décembre».
Loin de l'exclusion à laquelle ils étaient condamnés jusqu'au XIXe siècle, les déficients visuels souffrent néanmoins encore aujourd'hui de parcours professionnels très stéréotypes, regrettent les «grands témoins» du Forum de la déficience visuelle. Accordeur de pianos, rempailleur de chaises, kinésithérapeute, agent d'accueil, se souviennent Didier et Stéphane, deux témoins de Forum, la quarantaine chacun, aujourd'hui employés dans un centre d'appel amiénois.
Pour conjurer la fatalité, certains comme Stéphane tentent de cacher leur handicap. «Mais l'employeur s'en est rendu compte, ça lui paraissait compliqué d'adapter le matériel, il n'avait pas envie de s'investir».
L'arrivée de Didier et Stéphane en 2004 dans le monde du télétravail n'a pas été simple. «Dans l'entreprise, c'est à nous de nous former, car nous avons notre propre logiciel», explique Didier Delaplace. Même problème pour Betty Szumny. Pour «l'action de préparation» qu'elle suit, pour voyants et non voyants, elle doit fournir son propre matériel.
Pour les formations classiques, l'Agefiph, l'agence qui gère l'insertion et la formation des travailleurs handicapés grâce aux sanctions financières prévues par l'OETH, peut subventionner l'achat de matériel adapté. Encore faut-il que les entreprises et les candidats soient au courant. Pour cela, il y a Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), guichet unique à destination des personnes handicapées depuis 2005, situé dans le centre administratif du boulevard du port à Amiens.
«Une année sur deux, on rate les chèques vacances»
Vendredi après-midi, les acteurs présents au forum amiénois déploraient un grand manque de connaissance des matériel à disposition des déficients visuels. «À notre arrivée dans l'entreprise, on nous a acheté une plage tactile braille, témoigne Didier. Sans nous demander notre avis. Ça coûte cher et ça n'a jamais servi à rien. Pour s'en servir, il faut être un brailliste de compétition». Un constat que déplorait la représentante locale de l'Agefiph. «Depuis 2005, l'ensemble des acteurs a avancé vers les entreprises. Mais elles n'ont pas forcément avancé»,
Une fois en entreprise, le quotidien n'en devient pas pour autant aussi facile que celui des voyants. «Au départ, j'étais très content de travailler. D'un point de vue personnel, ça m'a fait un bien fou. Mais le problème de communication pèse beaucoup», explique Didier. «Les informations passent pas les panneaux d'affichage. Une année sur deux, on rate les chèques vacances. Alors qu'il suffirait d'avoir une boîte mail».
Dommage, quand on sait que Valentin Haüy, connu pour être le premier des instituteurs pour aveugles, est né dans l'Oise, à Saint-Just-en-chaussée, à 50 kilomètres au sud d'Amiens.