Denis Blot, sociologue à l'UPJV.
C'est évident, les beaux jours arrivent. Le mercure va grimper et provoquer, dans une partie de la population, une envie irrépressible de s'immerger. Mais pourquoi faire des dizaines de kilomètres pour aller à la plage ou payer l'entrée de la piscine? Pourquoi ne pas se baigner beaucoup plus près et gratuitement... dans la Somme! N'enfilez pas vos maillots trop vite: le bain reste prohibé, mais certaines voix s'élèvent pour que les habitants se réapproprient ce cours d'eau.
L'île aux fagots
Car pendant des années la Somme, unique point d'eau de proximité, a constitué un lieu de baignade privilégié pour les Amiénois. Cela nous ramène avant la démocratisation des piscines municipales, avant même les congés payés. Il existait une école de natation sur l'île aux fagots dans les hortillonnages, inaugurée en 1840.
L'ancienne école de natation de l'île aux fagots.
Très courue au début du siècle dernier, elle sera fermée dans les années 1960. Une plaque sur le chemin de halage désigne encore son emplacement mais on ne s'y baigne plus guère. Si cette ancienne école de natation témoignage d'un engouement passé pour la baignade fluviale, pourquoi ne se baigne-t-on plus dans la Somme de nos jours?
La pratique persiste...
Selon Denis Blot, sociologue ayant travaillé sur la question, la pratique n'a pas disparu. «Des gens le font toujours. Il suffit de longer les berges de la Somme en été pour trouver des jeunes qui se baignent dans la rivière. Il n'est pas rare d'en voir plonger à l'écluse de Saint-Maurice ou à Étouvie par exemple. On se baigne également dans l'Avre, dans la Selle, dans la Noye...».
Beaucoup moins de gens se baignent dans la Somme que par le passé, mais le phénomène n'aurait pas complètement disparu. Toutefois, bien que quelques uns s'y aventurent, la baignade dans la Somme est aujourd'hui interdite.
38 euros maximum
En effet, la baignade dans la Somme est formellement interdite par décisions des maires des communes. Les baigneurs s'exposent donc à d'éventuelles sanctions, les infractions aux arrêtés municipaux étant généralement punies d'une contravention de première classe, soit un montant maximum de 38€.
«Ils seront au moins priés de sortir et auront droit à un rappel à la loi et aux dangers que cela implique», précise le commissariat de police municipale. Tout en indiquant que les cas sont extrêmement rares. Mais au fait, pourquoi se baigner dans la Somme est-il interdit par la loi?
Interdire pour la sécurité
La baignade dans la Somme est interdite pour plusieurs raisons: d'abord, pour une raison de sécurité évidente. Les risques de blessure ou même de noyade sont importants en rivière et la responsabilité pénale revient au maire. Pour les élus, il apparaît alors plus simple d'interdire purement et simplement la baignade par principe de précaution. Toutefois, une solution juridique consiste à indiquer que la baignade n'est pas surveillée, engageant ainsi la seule responsabilité du baigneur.
En plus d'un problème de sécurité donc, la Somme est un canal, une voie de navigation, peu adaptée aux baigneurs. Elle est conçue comme une infrastructure et a perdu son identité de nature. Double impossibilité de la baignade: d'abord par la conception même que nous nous en faisons – car «on ne se baigne pas dans un canal», exprime Denis Blot – et puis, à nouveau par des problèmes de sécurité posés par la navigation, notamment aux abords des écluses.
Mais ceci ne concerne que la partie canalisée de la Somme. Dans des zones qui ne sont pas concernées par la circulation des péniches, une autre raison est souvent évoquée: la pollution. Mais la Somme est-elle réellement trop polluée pour qu'on puisse s'y baigner? «Pas du tout», répond Denis Blot, «le problème de la pollution n'en est pas un: la Somme est suffisamment propre pour qu'on puisse s'y baigner. Si elle était si polluée, il n'y aurait pas autant de baignades, les gens ne sont pas fous».
En effet, à y regarder de plus près, la Somme semble plutôt être en bonne santé. D’après les résultats d'une étude commandée par des collectivités territoriales, près de 90 % des déchets retirés du fleuve sont des «déchets verts». Peut-on réellement parler de pollution quand la majorité des déchets trouvés sont d'origine végétale? Cela devrait plutôt apparaître comme un élément favorable à son équilibre écologique.
Toutefois, les graines cotonneuses (appelées anémochores) des saules et des peupliers présents en grand nombre sur les bords de la Somme tombent dans le fleuve et forment des amas à la surface de l’eau, qui troublent la propreté visuelle du fleuve. Si le cours d'eau n'est donc pas nécessairement trop pollué pour qu'on y nage, il en a les apparences, et c'est ce qui suffit à en rebuter plus d'un. Voudrait-on donc seulement s'y baigner si on le pouvait?
Les aménochores s'accumulent à la surface de l'eau.
Les réponses apportées
Il existe des lieux de baignade naturels partout en France ou presque. «On se baigne dans la Marne, à Meaux par exemple, ou à Hambourg dans le Rhin et ça ne pose de problème à personne», rappelle Denis Blot. Il convient ensuite de savoir comment adapter la réglementation aux usages. Car si la question de la baignade se pose, les autorités publiques n'y apportent pas de réponse.
Pour Denis Blot, le réel enjeu de cette question est la réappropriation de l'espace public. Car une rivière est aussi et avant tout un espace public. «Les baigneurs sont généralement de jeunes hommes issus de milieux populaires, qui se baignent dans la Somme parce qu'ils ne partent pas en vacances tout simplement», précise le sociologue. Quelles réponses peut-on y apporter et quel avenir pour la baignade dans la Somme?
Un projet mené par le conseil général de la Somme concourt à une revalorisation du fleuve: le Grand Projet Vallée de Somme. Les habitants de la Somme sont invités à «redécouvrir» leur fleuve. Dans ce but, des ateliers visites au fil de l'eau sont proposés, promenades, des jardins, sont aménagés, des circuits des belvédères sont mis en place... Tout cela afin de redonner à la Somme un dynamisme et d'en faire une destination touristique d'avenir.
Mais quoi de mieux pour redonner de la vie à une rivière que de s'y baigner? «La Somme est trop ignorée,c'est évident», estime Denis Blot. «Il y a un paradoxe dans l'utilisation même de la Somme. On la valorise, on en fait un vecteur de tourisme, et à coté de cela on interdit la baignade, on insiste sur sa dangerosité par des panneaux...». Réinstaurer la baignade ne serait-il pas justement un moyen de redonner un intérêt pour la Somme? En faisant découvrir le fleuve dans sa qualité d'élément d'agrément, en revalorisant sa qualité de nature, la Somme gagnerait en attractivité et les gens s'y baigneraient peut-être; c'est en tout cas l'avis du sociologue.
Mais, le problème est peut-être à prendre dans l'autre sens: faut-il changer la conception que l'on a du fleuve pour pouvoir s'y baigner ou faut-il justement s'y baigner pour en changer l'image? Si les gens ne respectent pas suffisamment la Somme et la traitent bien souvent comme un égout c'est peut-être parce qu'elle est trop ignorée.
S'y baigner serait donc contraindre aux bons comportements par simple bon sens. «Favoriser les bons comportements par la baignade est un moyen de réinstaurer un rapport respectueux à l'environnement. C'est en quelque sorte une politique d'aménagement des territoires faite par les usagers eux-mêmes», explique Denis Blot.
Un bras de la Somme aux abords des hortillonnages.
Des mouvements de cette nature existent déjà, comme par exemple le Big Jump (le grand saut). Le projet Big Jump est un mouvement européen qui porte une parole politique autour de la baignade, explicitée par leur slogan: «Dans l'Eau, pour l'Eau et pour des rivières vivantes».
Il s'agit pour eux de retourner la prise de responsabilité: au lieu d'attendre une réaction des autorités pour pouvoir se baigner, eux se baignent, et c'est aux autorités publiques d'en assurer les bonnes conditions. A l'occasion de cet événement donc, des centaines de milliers de participants à travers l'Europe se jettent à l'eau afin de «reconquérir la qualité de l'eau de baignade».
Il existe également un programme du conseil général de la Somme à l'étude pour remettre la baignade au goût du jour. L'idée suit son cours donc mais l'avenir de la baignade dans la Somme dépend, en partie, des baigneurs et de leur capacité à se mobiliser en ce sens. Pour le sociologue Denis Blot, «cela va se mettre en place petit à petit, mais il faut déjà se poser la question, montrer que c'est possible. Et puis quelques maires audacieux s'y intéresseront peut-être. Cela commence toujours ainsi, par une poignée de courageux».
J'ai rencontré Denis Blot le jeudi 3 Avril dans un café Amiénois.