«C'est la goutte d'eau», explique Philippe Leleu, qui nous reçoit samedi matin dans un bar de la rue Flatters, faute de place et de café dans sa petite librairie, Le Labyrinthe, située un peu plus bas sur les canaux de la rue du Don, au quartier Saint-Leu.
Le libraire ne manque pas de mots pour qualifier le mépris qu'il impute aux actuels élus de la mairie d'Amiens à l'égard des gens de son métier. «Ils gèrent la ville comme des boutiquiers». Mais quand il vient à évoquer la Cotisation foncière des entreprises (CFE), les mots sont choisis . «C'est une agression fiscale, une violence fiscale».
Comme toutes les entreprises d'Amiens – et n'importe où en France – sa librairie est sujette à la CFE. C'est l'une des deux taxes qui remplacent, dans le budget des municipalités, la Taxe professionnelle abolie par le gouvernement Fillon à la fin de l'année 2009. Elle est généralement calculée en fonction de la valeur locative des murs à l'intérieur desquels fonctionne l'entreprise.
Philippe Leleu
Ce qui agace Philippe Leleu, ce n'est pas qu'il doive, cette année, régler 1800 euros de CFE contre 800 l'année précédente. «Ils m'ont volé deux semaines de travail, peste-t-il. Et ce n'est pas cette municipalité qui inventera l'année à 54 semaines !»
La Métropole augmente l'assiette de la CFE
Avec la librairie de Philippe Leleu, ce sont quelques petites entreprises amiénoises qui morflent cette année. Des petites boîtes dont le chiffre d'affaires est compris entre 100 000 et 500 000 euros, comme la librairie du Labyrinthe et ses 150 000 euros de chiffre d'affaires.
Comment expliquer la hausse? La municipalité a élargi l'assiette minimum de la CFE, par un vote du conseil métropolitain en décembre 2012. Un plafond qui permet de faire payer les entreprises dont la valeur des locaux est faible par rapport à leur chiffre d'affaires.
De droite comme de gauche, les élus ont fait passé la base minimum de calcul de la CFE de 1800 euros à 5000 euros pour les entreprises, comme celle de Philippe Leleu, dont le chiffre d'affaires est supérieur à 100 000 euros.
Que les locaux de son entreprise aient une valeur locative estimée à 2000 ou 4500 euros, il sera imposé sur une base de 5000 euros. Et qu'il vende des lunettes ou des livres, même tarif.
5000 euros multipliés par 25,83% nous donnent 1291 euros. C'est la somme touchée par Amiens métropole. Le reste des 1800 euros est reversée à l'État pour la gestion administrative et aux chambres consulaires, comme la Chambre de commerce et d'industrie (CCI).
La librairie Martelle
Pour l'adjoint aux finances, Jacques Lessard, cette augmentation était primordiale pour les caisses de la métropole. « Lorsque la taxe professionnelle a été supprimée, la municipalité a perdu 30 millions de recettes. Nous cherchons à retrouver les recettes que nous avons perdues, s'explique l'élu communiste. La baisse avait été compensée en partie par la taxe d'habitation. C'étaient les particuliers qui avaient surtout compensé jusqu'ici.»
Mais il estime que la conception même de cet impôt est inégalitaire. «Que le système défavorise les petits contribuables, nous le savons. Cette loi n'est bonne ni pour les petites entreprises, ni pour les collectivités», explique l'adjoint aux finances.
Jacques Lessard, l'adjoint aux finances, nous l'assure, 2014 sera plus clément que 2013 pour les petites entreprises amiénoises. Premier changement : la base de la CFE sera réduite. 4000 euros, au lieu de 5000 pour les entreprise de 100 000 à 250 000 euros de chiffre d'affaires. La décision a été prise, cet été, en conseil métropolitain. La CFE de Philippe Leleu devrait légèrement baisser, d'environ 200 euros.
La prochaine Loi de finances du gouvernement (le budget 2014), votée en fin d'année, pourrait également changer la donne pour la librairie du Labyrinthe. «Le parlement continue d'essayer de corriger les effets pervers de ces lois. Il y aura des nouvelles tranches de chiffre d'affaires», explique Jacques Lessard. Mais si l'on en croit le journal Les Échos, ces nouvelles tranches concerneront les entreprises dont le chiffre d'affaires est inférieur à 100 000 euros. Cela ne concernera donc pas notre libraire.
Sur le montant, 1800 euros en 2013 pour une entreprise à 100 000 de chiffre d'affaires, la Métropole assume: «Cela nous semble comparable à ce que paye un contribuable au travers de la taxe d'habitation», défend Jacques Lessard. «Mais je paie déjà la taxe d'habitation», s'étrangle Philippe Leleu, qui ne comprend pas l'argument.
Pour la majorité métropolitaine, la collectivité ne ponctionne pas plus les entreprises aujourd'hui qu'elle ne le faisait au travers de la taxe professionnelle. Le passage de la taxe professionnelle à la Contribution économique territoriale (CET, qui additionne la CFE et la CVAE) aurait même été globalement bénéfique pour les entreprises, selon Jacques Lessard. Parmi les 9000 entreprises de la métropole, seules 200 à 250 paieraient davantage aujourd'hui qu'elles ne payaient au temps de la taxe pro.
Exemple chez la librairie Pages d'encres: 450 000 euros de chiffre d'affaires et 2,5 équivalents temps-plein. La contribution payée par le gérant, Stéphane Hun, était passée de 1450 euros à 900 euros, au passage à la CFE. Cette année, il devra payer 1500 euros. Pas d'augmentation en fin de compte. «Je m'attendais à une plus grande mobilisation des commerçants», regrette pourtant Stéphane Hun.
Stéphane Hun
Comme le dit Françoise Martelle-Gaudefroy, de la librairie Martelle: «C'est pour les gérants des petits magasins que c'est difficile. Eux, c'est de l'argent que l'on retire directement de leur salaire. Et ce qui a été mal pris, c'est qu'ils n'ont même pas été prévenus. Nous, les sociétés, on peut gérer. On embauche un étudiant de moins l'été.» Pour la librairie Martelle, le passage à la CET aura été indolore, nous assure-t-elle.
Avec un taux de résultat net de 0,6% sur l'ensemble de la filière française, selon Le Monde, la vente de livres en magasin spécialisé est l'un des commerces de détail les moins rentables pour un commerce de centre-ville.
Philippe Leleu gagne 800 euros dans la librairie du Labyrinthe. Et sa femme qui travaille à mi-temps, 700 euros. Il s'en sort grâce à une autre librairie qu'il gère, à Compiègne et qui lui assure 980 euros de revenus supplémentaires. Il aurait voulu, au moins, être prévenu de l'augmentation. «C'est le rôle des chambres consulaires, la chambre du commerce, la chambre des métiers, qui touchent une partie de la CFE de prévenir leurs administrés», rétorque Jacques Lessard.
Certaines librairies peuvent être exonérées de la CET (CFE et CVAE) depuis 2009. C'est prévu par la loi, à condition qu'elles soient labellisées Librairie indépendante de référence (LIR). Un label qui identifie les librairies qui misent sur la qualité, à la manière des Cinémas d'art et d'essai.
Elles sont quatre à Amiens, dont celle de Philippe Leleu. Elles avaient fait la demande d'exonération en 2009 auprès de la Métropole. Mais celle-ci a refusé, contrairement à d'autres municipalités du département comme Abbeville.
Pour les libraires, ce refus a été mal digéré. Pour eux, les élus mésestiment leur contribution à la vie culturelle amiénoise. «Ils n'ont pas voulu dire qu'ils aiment leurs libraires, traduit Philippe Leleu. C'est important qu'il y ait de la bibliodiversité. Et puis ce n'est pas seulement un choix économique, c'est un choix urbanistique. Les librairies, ça touche à la ville.». «Soutenir les librairies, c'est lutter contre la pensée unique, renchérit Françoise Martelle-Gaudefroy. Chaque librairie a son âme, sa couleur».
Mais Jacques Lessard assume son choix. «Exonérer des entreprises alors que nous sommes en phase de pertes de recettes, c'est compliqué», explique l'élu qui se défend de ne pas soutenir les librairies. Le soutien de la collectivité vient selon lui des services qu'elle peut proposer grâce à l'impôt. «L'université en centre-ville, ils en profiteront, le tramway au cœur de Saint-Leu, également. Nous faisons tout ce que l'on peut pour développer l'attractivité de la ville. Certes les libraires sont une partie de l'attractivité, mais nous y contribuons aussi. Le marché de noël est un bon exemple.»
«Ce n'est pas définitif», assure Jacques Lessard qui invite les libraires à refaire une demande aux élus. Mais rappelle-t-il, «toutes les librairies ne cotisent pas au même niveau». Une manière de tourner l'attention vers la plus grosse des librairies LIR d'Amiens, Martelle, qui cotise 15 000 euros de CET chaque année. Une contribution importante que la collectivité aurait du mal à laisser partir.