Basé dans les bureaux parisiens du cabinet d'avocats international Dentons, Johannes Jonas représente le groupe Titan en France depuis 1996. Il est notamment spécialisé dans le domaine des fusions/acquisitions, autrement dit les reprises ou fusions d'entreprises.
Il accompagne l'entreprise américaine de pneumatiques agraires sur le projet de rachat de l'usine Goodyear d'Amiens nord depuis 2009. Il reconnaît d'emblée que son client, le directeur de Titan, Maurice Taylor a clairement choisi de ne pas «manier la langue de bois» dans ses sorties publiques.
Nous revenons avec lui sur l'attitude de Titan dans le dossier Goodyear, à l'heure où Maurice Taylor déposait une offre de reprise sur le bureau d'Arnaud Montebourg, fin octobre, pour seulement 333 employés (voir notre article), et évoquait la possibilité de reprendre l'usine après sa fermeture, dans un entretien accordé au journal Le Monde, le 1er novembre dernier.
Entretien.
Johannes Jonas (World scout foundation, DR)
Le Télescope d'Amiens: Quel intérêt représente l'activité farm de Goodyear en Europe pour Titan?
Johannes Jonas: Titan est un spécialiste des pneus agricoles. Il a déjà racheté l'activité farm de Goodyear en Amérique du nord, puis en Amérique latine. Le groupe a une stratégie mondiale, il veut s'étendre au-delà des Amériques. Ce n'est pas un projet de hedge found. Morry [son surnom, ndlr] Taylor a une formation d'ingénieur, c'est un industriel.
Depuis quand Titan s'intéresse-t-il à cette reprise?
À ma connaissance en 2009, alors que Goodyear envisageait déjà de céder le farm. C'est à ce moment que nous, les avocats, avons été impliqués. Mais les clients peuvent toujours avoir eu des contacts avant. En 2009, Titan a même écrit une lettre d'intention pour racheter les activités farm de Goodyear en Europe et en Amérique latine. Ça s'est fait en Amérique latine, mais pas en Europe.
Dans un entretien accordé au journal Le Monde il y a dix jours, Maurice Taylor évoque l'hypothèse de reprendre l'usine une fois fermée avec «zéro employé». Pourquoi évoque-t-il ce projet?
Il m'aurait demandé, je lui aurais déconseillé d'utiliser cette expression car cela risquait d’être mal compris et, bien entendu, cela a été mal compris. C'est une façon d'exprimer sa volonté de ne pas se mêler du conflit entre Goodyear et la CGT.
Pour Goodyear aujourd'hui, la procédure de consultation et d'information est terminée (voir notre article), les lettres de licenciements seront envoyées dans quelques jours. La CGT ne le voit pas comme ça. Dans ce contexte, pour Maurice Taylor, il s'agissait de dire: «Je laisse Goodyear et la CGT finir leurs discussions».
La solution que propose aujourd'hui Maurice Taylor passe par la fermeture préalable du site?
Personne ne comprend vraiment quelle sera la suite des événements. Il y a une volonté forte du ministre du Redressement productif et de Titan d'arriver à une solution à 333 employés. Je vous avoue que le droit social français est tellement complexe que la manière exacte dont les choses vont se faire n'a pas encore été arrêtée.
C'est un peu inquiétant.
Le fait que dans un projet industriel, il y ait de la volonté de chaque côté, mais des difficultés dans la mise en place, c'est normal dans notre métier. Notre but, c'est d'éviter un énorme gâchis.
Il y a deux solutions pour que Titan puisse reprendre: ou Goodyear s'entend avec la CGT, ou Goodyear doit boucler son plan social. Mais d’après ce qu’on lit dans la presse visiblement, pour Goodyear, le processus est bouclé.
Pourquoi proposer un projet pour 333 salariés aujourd'hui alors que Titan s'engageait pour 537 personnes, il y a deux ans?
C'est l'analyse que fait Titan de la taille du périmètre de cette activité aujourd'hui. Depuis la première offre, le business a perdu des clients. Cela arrive souvent dans ces affaires.
Lors de son audition devant la Commission Goodyear, le président du Conseil régional de Picardie, Claude Gewerc, pointait du doigt Goodyear. Il se demande pourquoi la firme américaine n'a pas filialisé l'activité agraire à Amiens nord, afin de la revendre plus facilement.
C'est une bonne question. C'était le schéma envisagé très vite par toutes les parties. Dans l'offre ferme qu'avait formulée Titan en 2010, Goodyear devait filialiser son activité agraire. Comme cela, le périmètre de l'activité aurait été bien défini, et au moins nous aurions su de quoi nous parlions et ce que nous reprenions exactement.
Contrairement à ce qui a été dit, Titan n'a jamais demandé la fermeture de l'activité tourisme. Pour la simple et bonne raison qu'en 2009 cette fermeture était déjà décidée par Goodyear. Titan a simplement demandé à ce que les deux activités soient séparées. Titan avait émis une offre ferme à Goodyear en 2010, à laquelle il fallait répondre dans les douze mois. Mais Goodyear n'y est pas parvenu.
Filialiser, cela peut être extrêmement compliqué quand il y a un conflit social. En droit social français, vous ne pouvez pas céder une filiale française sans consulter le Comité d’entreprise (CE).
Et cette consultation est devenue l'otage du conflit entre la direction et la CGT. La partie agraire a été une victime collatérale du problème dans le tourisme.
Pour Mickael Wamen (CGT), auditionné par la Commission Goodyear en septembre, Maurice Taylor aurait affirmé en 2012 qu'il n'était pas intéressé par le site d'Amiens, que c'était Goodyear qui lui imposait la reprise de ce site.
Cela me surprend, je ne connais pas ces propos. Je sais que cela a toujours été la crainte des syndicalistes. Mais je les invite à regarder le profil de l'investisseur, il ne se comporte pas en asset striper [littéralement, dépouilleur d'actifs, ndlr]. Il a construit un véritable empire industriel.
Aujourd'hui le scénario pour lequel penche la CGT Goodyear, c'est que Titan aurait déjà acquis les contrats de licence de fabrication des pneus radiaux Goodyear pour l'Europe. Un scénario où l'usine d'Amiens a peu d'importance pour Titan. Est-ce possible d'acquérir les licences sans le site de production lié?
En théorie, tout serait possible. Goodyear peut accorder sa licence à n'importe qui, vous ou moi. Mais Goodyear a un nom, il n'accorde pas sa licence à un guignol. Pour être un repreneur sérieux à ses yeux, il vous faut un site de production.
Et puis si ce scénario était praticable, il aurait été mis en place depuis longtemps. L'analyse de Morry Taylor, c'est qu'il y a du savoir-faire à Amiens. Là-dessus, il ne se trompe pas. Les salariés sont compétents.
D'ailleurs, la lettre qu'il a envoyée à Arnaud Montebourg [dans laquelle Maurice Taylor expliquait que la France pouvait «garder ses soi-disant ouvriers» et que Titan n'était pas intéressé par l'usine d'Amiens nord , ndlr] n'était pas destinée à être publiée dans Le Canard enchaîné. C'était un échange entre deux hommes qui n'aiment pas la langue de bois, c'était une façon de se dire «regardez la réalité droit dans les yeux».
Pourquoi Goodyear a-t-il finalement décidé de fermer complètement l'usine? Titan avait-il quitté les négociations?
Titan avait fait une offre ferme en 2010 qui était valable jusqu’à fin novembre 2011. Les conditions pour que Goodyear puisse accepter cette offre n’ont pas été remplies. Fin 2011, Titan a pris acte de cela. Par la suite, des contacts ont été repris notamment à l'initiative du ministère du Travail. En 2012, Titan a dit qu'il était toujours intéressé, et avait même soumis un business plan très précis au printemps 2012.
Mais sur la dernière ligne droite, il y a eu un couac dans les négociations entre la CGT et Goodyear. La CGT aurait demandé que Titan s'engage à toujours conserver 80% de son activité EMEA (Europe, Afrique et Moyen-Orient) à Amiens pendant sept ans [voir l'audition de l'avocat de Goodyear Joël Grangé, ndlr].
Titan n'a jamais été prêt à accepter une telle demande. Cela engageait le groupe à ne plus faire quoique ce soit dans la zone EMEA, comme par exemple acheter une entreprise en Allemagne ou en Angleterre. Aucune entreprise ne pouvait accepter cela. Posez la question à n'importe quel patron français.
C'est autour de cette demande que les négociations se sont arrêtées. D'ailleurs, aujourd'hui Titan revient avec une garantie d'emploi sur trois ou quatre ans, mais refuse toujours de s'engager à ne rien faire dans la zone EMEA pendant sept ans.
De son côté, l'offre de Titan, deux ans de garantie d'emploi, paraissait indigente. Elle n'était pas pour rassurer les syndicats sur les intentions de Titan pour l'usine d'Amiens nord.
Vous pouvez toujours être insatisfaits et demander encore plus. Deux ans aux Etats-Unis, c'est déjà long. Dans cette affaire, il y a aussi deux cultures qui doivent se retrouver. L'un doit mettre de l'eau dans son vin, et l'autre du vin dans son eau, pour reprendre l'expression d'Arnaud Montebourg.
En effet, quand le conseil régional de Picardie accorde des aides aux industriels de la région, il leur demande par exemple un engagement de cinq ans.
En échange d'aide, justement. Dans le cas de Titan, il n'y a aucune contrepartie. Si l’opération se fait, Titan ne reçoit pas de subventions, mais paye un prix d’achat et fait des investissements. Il faut comparer ce qui est comparable.
Titan s'intéresse-t-il aujourd'hui à l'usine parce que la durée du conflit social à Amiens nord commence à menacer la pérennité de la marque agraire Goodyear en Europe? Rappelons que Goodyear a été dé-référencé en 2010 par le premier constructeur de machines agricoles en France, Atco SA à Beauvais, comme l'expliquait Richard Markwell lors de son audition devant la Commission Goodyear, fin octobre.
Le site d'Amiens fait partie d'une stratégie d'expansion mondiale lente mais logique de Titan dans laquelle l'Europe est manquante. Le site d'Amiens n'est pas le seul en Europe, il y aurait eu d'autres possibilités.
Je ne vois pas de lien avec un prétendu dé-référencement. C'est une hypothèse. Si ce que vous décrivez est vrai, alors Morry Taylor devrait partir d'Amiens et ne plus revenir. Sa tâche n'est pas de sauver la marque Goodyear. N'oubliez pas que Titan produit aussi des pneus Titan. C'est une marque forte. Un industriel qui a des actionnaires ne se lance pas dans une reprise pour sauver la marque Goodyear, mais pour trouver des ouvriers qui ont des compétences.