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La Poste: fonctionnaires perdus dans société anonyme

Le 05 February 2013
Analyse commentaires
Par Mathieu Robert

«Avant on parlait d'usagers, maintenant de clients», résume André Levé, représentant CGT à La Poste.

Et pour cause, le 1er mars 2010, La Poste, établissement public à caractère industriel et commercial, (Epic) est devenue une société anonyme. Depuis 2011, elle n'a plus de monopole sur la distribution du courrier et navigue dans un marché entièrement ouvert à la concurrence.

Seulement en interne, les hommes n'ont pas tous changé et certains sont perdus. Aujourd'hui La Poste recrute essentiellement des contrats de droit privé, mais une grande partie des salariés sont encore fonctionnaires. Et pour eux, ces dix dernières années ont eux celles d'un changement radical, parfois douloureux.

L'abandon des valeurs de service public, mais aussi les baisses d'effectifs. Depuis 2010, ce sont environs 10 000 fonctionnaires qui quittent La Poste chaque année. Un tiers seulement sont remplacés.

Ils étaient plus de 323 000 salariés en 2001, seulement 246 000 en 2011. Une politique qui devait se poursuivre au moins jusqu'en 2015.


Les délégués CGT de la Plateforme de préparation et distribution du courrier (PPDC)

Et sur le terrain, le changement fait de la casse. L'année dernière, suite à une vague de suicides chez les postiers, la direction du groupe avait gelé les «réorganisations» en cours, et mis en place une commission, dite Kaspar, du nom de son président, ancien leader de la CFDT, qui devait faire le bilan humain de la privatisation de La Poste. Malgré cette réaction en hauts lieux, fin novembre, dans l'Aisne, un guichetier se suicide sur son lieu de travail.

Une Commission, pas de changement de cap

Quelques semaines avant, en septembre, la commission Kaspar avait rendu ses conclusions. Elle ne proposait pas – ou peu - de remise en cause de la politique de baisse des effectifs, mais des chantiers de travail, dont le management et le recrutement, pour «accompagner les évolutions».

En début d'année, les négociations annuelles ont été l'occasion de mettre les propositions de la Commission sur la table. Le groupe s'est engagé à recruter 10 000 CDI sur les trois prochaines années, et 7500 contrats en alternance.

Peu de changement par rapport à la politique menée par La Poste depuis 2010, appelée «ambition 2015»: à savoir le non remplacement d'un fonctionnaire sur «trois ou quatre».

Sur le terrain, on s'apprête à retrouver le quotidien des «réorganisations» après une année de gel. Un quotidien qui a, depuis dix ans, déjà été passablement bouleversé.

Changement de métier dans les bureaux de poste

«Le plus gros changement a eu lieu dans les boutiques», explique André Levé, le syndicaliste Enseigne, l'un des quatre métiers de Laposte (courrier, enseigne, services financiers, coliposte). Dans les bureaux de poste, le métier a radicalement changé. Les guichetiers du service public sont devenus des commerciaux à part entière. «Quand les gens viennent faire un retrait, il faut leur vendre un téléphone. Il y a un briefing le matin, et un débriefing le soir.»

Les managers organisent des temps forts sur certains produits: «Pendant un mois, c'est la téléphonie par exemple. Il faut que tu proposes le plus souvent possible des téléphones, et le manager est dans ton dos pour vérifier que tu vends bien le produit convenu».

Une transformation que le rapport de la Commission Kaspar décrit comme positive pour les salariés: «L’orientation client » (qui implique des objectifs de vente) n’est pas vécue par les guichetiers comme une rupture avec l’esprit de service public. Il faut dire que dans les bureaux de poste, l’attitude dite de « service public » était associée à une posture beaucoup plus passive, distante et finalement assez peu valorisante pour les agents.»

La CGT n'est pas de cet avis. «Au départ, on est pas des commerciaux», témoigne André Levé. «On est pas entrés à Laposte pour ça. Beaucoup sont entrés ici pour le service public ou la sécurité de l'emploi».

Une différence de point de vue que note le rapport: «Dans certaines fonctions, l’instauration d’objectifs commerciaux a pu être vécue assez difficilement par certains agents. (...) On trouve là la source des fréquents conflits de valeurs dont témoignent les postiers, qui sont pour une bonne partie entrés dans l’entreprise comme fonctionnaires et se trouvent désormais insérés de plain-pied dans une économie des services hyperconcurrentielle ».

Guichetiers contre automates

Désormais, dans les bureaux de poste, que l'on appelle désormais boutiques, les guichetiers, autrefois assis derrière leurs guichets, travaillent debout, doivent aller au devant des clients, et les diriger. «On doit les forcer à aller sur les automates. Le ressenti c'est que la direction de moins en moins de guichetiers et de plus en plus d'automates.» Certains guichetiers le prennent mal.


André Levé, représentant syndical CGT pour le département Courrier

Là encore, le rapport Kaspar ne tire pas les mêmes conclusions. «Les guichetiers se montrent satisfaits de cette évolution de leur métier vers une plus grande polyvalence, même si la station debout et la plus grande flexibilité des horaires sont parfois critiquées».

Il note tout de même que «certains agents ont le sentiment de travailler « contre eux-mêmes », voire de travailler « à leur propre suppression », lorsqu’ils renvoient les clients vers les automates». Mais pour Jean Kaspar et ses collaborateurs, ce problème relève d'une mauvaise communication: «la finalité ultime de l’automatisation, qui n’est pas la suppression de la relation-client, devrait donc sans doute être mieux expliquée.»

Communication coupée avec les managers

Un point mis en avant par les deux parties, c'est le manque de communication entre les agents et leurs managers, qui serait de plus en plus criant à La Poste: «Avant chaque bureau avait son patron», explique André Levé. «Aujourd'hui, c'est un patron pour deux ou trois bureaux, jusque huit bureaux. Ils appellent ça un terrain. Il n'y a plus de proximité avec le manager».

Dans une entreprise, où les réorganisations dues aux baisses d'effectifs sont quasi continues, la communication, capitale, est rompue, faute de temps: «Pris par l’urgence, (les managers) sont souvent contraints d’agir sans concertation, sans pouvoir organiser, adapter, expliquer les réformes de façon suffisamment approfondie à leurs équipes», note le rapport Kaspar.

«Les managers ne peuvent rester que trois ans sur un même poste pour ne pas qu'ils s'habituent au personnel», dénonce André Levé «alors qu'ils voudraient pour des raisons familiales».

Parfois même, les agents sont laissés seuls dans leur boutique. «Dans plus de la moitié des bureaux de poste», assure le syndicaliste.

Les relations virent parfois même au vinaigre, comme à la PPDC (Plateforme de préparation et de distribution du courrier) d'Amiens, où la direction dispose d'une enveloppe «vie au travail», avec laquelle elle peut offrir des chèques cadeau, une cafetière pour le service et des colis à ses salariés. «Cette année, la taille du colis pour les fêtes de fin d'année était soumis aux absences maladie. Si tu avais 60 jours de maladie, tu avais un petit filet. Même les accidents de travail étaient comptabilisés», explique Yves Moreau, remiseur et représentant CGT. «C'est la démarche qui choque! Comment peuvent-il en arriver à penser comme ça, alors même que l'enveloppe a été créée pour créer de la convivialité!»

De moins en moins de personnel

C'est dans cette ambiance électrique que les managers organisent les baisses d'effectifs «Tous les 18 mois, il y a une réorganisation», constate André Levé, fataliste. «Les patrons refont leurs comptes, et en fonction du résultats, ils enlèvent du personnel. Il n'y a pas de licenciement, mais des départs en retraite non remplacés, ou alors on demande aux salariés d'aller travailler là où il y a moins de monde

Même conclusion du rapport Kaspar. Les salariés sont placés dans une situation continue d'incertitude, «un sentiment de révolution permanente», «une certaine difficulté pour les managers à maintenir un esprit d’équipe au sein des collectifs de travail.».

Avec de moins en moins d'effectifs, le travail des postiers du Courrier s'effectue en flux tendu. Ce sont même parfois les managers qui, faute de pouvoir recruter, doivent mettre, eux même, la main à la pâte. «Les patrons doivent même parfois faire les tournées à la place des facteurs».