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La Fnac a perdu sa mission culturelle

Le 24 October 2012
Enquête commentaires
Par Mathieu Robert

«Dans le groupe, on nous appelle le village gaulois. On a réussi à garder une cohésion entre les vendeurs», sourit Florian Lévêque, délégué CGT du magasin Fnac, situé rue des Trois cailloux, à Amiens. «Dans les autres magasins, les libraires et les vendeurs en informatique ne mangent pas ensemble».

Ils résistent, les cinquante salariés amiénois de la Fnac. Et ce n'est pas toujours facile face aux orientations brutales prises par la direction, ces dix dernières années. Rationalisation du travail à la mode «grande distribution» et baisse drastique des effectifs.

«On aime notre travail, mais on a l'impression de devoir le bâcler, parce qu'il y a moins de personnel et moins de moyens», explique ce jeune vendeur. Un exemple symbolique? En juin dernier, le groupe de musique électro amiénois The Name proposait d'organiser un concert en magasin, pour la sortie de leur dernier album. «Et bien non, c'est plus possibleLe concours photo que nous organisions, lui aussi, a été sabré. Et pour cause, il n'y a plus de chargé de communication dans notre magasin.»


Rue des Trois cailloux


Pinault et Fnac: un divorce dans la douleur

Comment en est-on arrivé là? Le dernier épisode se noue fin 2009. Après quinze ans d’actionnariat majoritaire, la famille Pinault annonçait officiellement qu'elle souhaitait se séparer de la Fnac. Encore fallait-il trouver un repreneur pour le distributeurs de produits culturels, qui n'est pas au mieux à la fin des années 2000.

Pour vendre «l'agitateur de curiosité», le groupe PPR (Pinault-Printemps-La Redoute) va essayer de le rendre plus attractif. Autrement dit, améliorer rapidement ses résultats annuels pour «aguicher» d'éventuels acheteurs. Pour les salariés, ce seront des années noires: après le plan social de 2007, un nouveau est annoncé début 2012. Au menu, centralisation de services et augmentation de la productivité.

Pourtant, après quatre ans d'essorage, PPR n'a toujours pas trouvé preneur. Les résultats de «l'habillage» ne sont pas aussi bons que prévus.

Début octobre, les salariés amiénois apprennent par voie de presse que la famille Pinault envisage d'introduire la Fnac en bourse et la rendre indépendante de PPR (un «spin-off» dans le jargon de la finance) . Une manière pour Pinault de ne plus mélanger les torchons et les serviettes, le groupe PPR étant désormais spécialisé dans le luxe (Gucci, Yves Saint Laurent...), un marché beaucoup plus lucratif que la culture. 

«Ils ne s'adressaient pas aux salariés, mais aux marchés», estime Florian Lévêque. Et «les marchés» ont effectivement bien réagi. Le cours de l'action PPR est passée de 120 à 130 euros, depuis l'annonce du «spin-off», le 8 octobre dernier.

Si l'opération arrive à son terme dans quelques mois, ce seront les actuels actionnaires du groupe PPR, qui possèderont en propre des actions de la Fnac et pourront les revendre. Mais d'ici là, l'entreprise aura peut-être déjà trouvé preneur.

Quatre années pour vendre la Fnac, c'est long, surtout pour ses salariés qui ont été plus que jamais, mis à contribution, et qui ont vu leurs métiers complètement changer.

Une décennie d'esprit «grande distrib'»


Rue des Trois cailloux


«Nous étions à mi-chemin entre consumérisme et complicité avec le client», analyse André Chapuis, délégué CGT national Fnac Relai. «Mais depuis cinq ans, la pression s'est accentuée. Auparavant, on embauchait les conseillers sur les compétences produit et la culture générale. Aujourd'hui, on demande surtout des qualités de vendeurs. Les critères de passion sont examinés ensuite. La pression s'est focalisée sur la vente de produits annexes (garanties, assurances)».

Cette transformation ne date pas de la fin des années 2000. Pour la CGT, tout cela a commencé avec l'arrivée de la famille Pinault à la tête de la Fnac, en 1994. «Pinault s'est attaché à recruter des gens issus d'écoles de commerce, de la grande distribution. Il en a eu marre des spécialistes, qui n'étaient pas capables 'd'entuber' les clients. La plupart des cadres qui avaient de l'ancienneté sont partis pendant les années Pinault»

Avec l'arrivée de ces nouveaux cadres, c'est l'esprit de l'entreprise qui a changé. De nouvelles pratiques issues de la grande distribution ont fait leur apparition à la Fnac, comme le fait de changer régulièrement les vendeurs de rayon: «On a vu des gens spécialisés en histoire être déplacés dans le rayon BD, observe André Chapuis. Il s'agit de gommer le caractère indispensable de certains salariés. Cela désorganise momentanément le magasin, mais la direction fait passer le message que tout le monde peut faire n'importe quoi.»

«Au début de la Fnac, on recrutait des passionnés, désormais on recrute des vendeurs. On applique aux conseillers des indicateurs de performance en vigueur dans les grandes surfaces», étaye Vincent Chabault, sociologue et auteur de La Fnac, entre commerce et culture. «Cela a commencé par l'informatique. Aujourd'hui, ces règles ont cours même dans les produits plus difficilement rationalisables, comme les livres.»

«Nous n'avons plus de portefeuille pour acheter des livres, témoigne Florian Levêque, libraire de formation, c'est centralisé au niveau national. Auparavant, on passait du temps avec les représentants, trois à quatre heures par jour. Mais les stars de la grande distribution se sont dit que l'on devait passer plus de temps à vendre, dans les rayons».

Pour Vincent Chabault, cette transformation avait commencé avant l'arrivée de Pinault: «Cela a commencé sous l'actionnariat de la GMF et l'arrivée de Jean-Louis Pétriat en 1987. C'est lui, qui va lancer l'extension géographique à tout-va. Il va se lancer dans des économies d'échelles, par la création de centrales d'achats, de différentes entités. C'est l'époque de la rationalisation managériale.»

Coupes budgétaires, suppressions d'effectifs

Depuis, la rationalisation continue lentement, par petites réformes, transformant peu à peu les conseillers en vendeurs interchangeables.

En 2007, la politique de rémunération changeait à la Fnac. La direction a ajouté dans le calcul du salaire des variables individuelles sur les ventes de services (assurances, garanties...). «Ça a modifié le comportement vis-à-vis des clients et des collègues. Ça a brisé les collectifs. Auparavant, il n'y avait que des variables collectives», regrette André Chapuis.

En 2008, un plan social réduisait de presque moitié le nombre de vendeurs de disque dans les magasins Fnac, et de 300 postes le nombre de salariés des services administratifs.


Florian Lévêque (crédit: Lolita Lejeune)

«Les clients voient qu'il y a la queue, qu'ils ont du mal à trouver les vendeurs», constate Florian Lévêque.  

Dernièrement en janvier, la direction a présenté un nouveau plan de licenciements qui vise à supprimer 500 postes dans le monde, dont les responsables communication en poste dans les magasins. Désormais il n'y aurait qu'un responsable communication pour la région nord. Difficile dans ces conditions d'organiser des concerts, dédicaces ou autres animations culturelles.

Dur, mais il y a pire ailleurs. La Fnac d'Amiens n'est pas la moins bien lotie dans le réseau de magasins.

En 2006, la direction a lancé un nouveau concept, les Fnac Périphérie, implanté dans les centres commerciaux, à l'instar de ce que faisait déjà Cultura ou Leclerc. Les salariés de ces nouvelles boutiques ne bénéficient pas des mêmes statuts que la Fnac d'Amiens intégrée, elle, au réseau Fnac Relai: «Là-bas, les conseillers commencent avec un fixe à 700 euros brut, et complètent leur salaire avec les ventes. Forcément, les solidarités ont du mal à se créer dans ces conditions», explique André Chapuis.

Cette méthode ne date pas d'hier. Depuis 1987, la Fnac a organisé l'éclatement des statuts de ses salariés en créant des entités géographiques à l'intérieur de la société. Fnac Paris, Fnac Codirep pour la banlieue parasienne, Fnac Relai pour les magasins de province, et maintenant Fnac Périphérie. Autant de statuts différents pour les salariés. «C'était le moyen de ne pas octroyer les statuts avantageux des premiers magasins de Lyon et Paris, qui étaient, à l'époque, ce qui se faisait de mieux dans le commerce», explique Vincent Chabault. «Seule une grève historique en 2002 a permis d'harmoniser les statuts dans Paris intramuros».

Aujourd'hui, Florian Levêque et André Chapuis sont partagés à l'annonce de l'introduction en bourse de la Fnac. Les années Pinault sont en passe de s'achever, mais la perspective de se retrouver esseulé, sans l'appui d'un grand groupe les inquiète: «On a peur de ne plus pouvoir investir sans PPR, explique Florian, nous allons devoir compter sur nos propres résultats.» Et c'est le sentiment de trahison qui l'emporte. «PPR a gagné un milliard grâce à la Fnac. Maintenant que c'est la crise, ils nous sortent, alors que la Fnac a besoin d'investissement. Ils n'ont rien fait. Ils ont seulement fait belle la mariée», regrette André Chapuis.

«Hélas, aujourd'hui, les chiffres ne sont pas bons. On disait qu'il fallait habiller la mariée avant de la vendre, mais la Fnac n'est pas plus rentable qu'avant», s'inquiète Vincent Chabault «On estimait la Fnac à 2 milliards d'euros il y a quelques années, aujourd'hui, c'est plutôt 500 millions.»

«La Fnac n'a plus de mission culturelle»

Pour le sociologue, la Fnac doit retourner à ses fondamentaux. «Dans les années 70, l'un des fondateurs donnait des cours dans le magasin pour expliquer ce qu'était un appareil photo. Pourquoi pas expliquer aux Français les plus âgés ce qu'est le numérique? Il faut réinsister sur ce qui a fait sa singularité. La Fnac n'a plus de mission culturelle aujourd'hui. Elle doit donner des compétences à ses clients.»

Le nouveau directeur, Alex Bompart nommé en janvier, ne convainc pas Vincent Chabault: «Ils se rendent compte que la Fnac n'est pas compatible avec la grande distribution. Alex Bompard disait qu'il voulait retrouver l'esprit Fnac, recruter des passionnés. Mais les ressources humaines ne sont pas la priorité».

En attendant la Fnac continue d'ouvrir des magasins. Sa dernière trouvaille pour limiter ses investissements, des magasins franchisés. Une quarantaine devrait voir le jour d'ici 2015, si l'on en croit le directeur de la Fnac. Espérons que les statuts des salariés n'y soient pas encore pires que dans les Fnac Périphérie. 

Dans l'œil du Télescope

J'ai rencontré Florian Levêque, jeudi dernier. J'ai interviewé Vincent Chabault et André Chapuis par téléphone vendredi. Le directeur du magasin Fnac d'Amiens, contacté par téléphone, n'a pas souhaité répondre à mes questions.