La citadelle n'est pas encore une université, mais on y apprend déjà beaucoup. À l'abri des regards, entre les engins de travaux et les bâtiments à rénover, une poignée d'archéologues s'affairent, le nez vers le sol. Depuis la fin de l'année 2011, l'équipe du service d'archéologie préventive d'Amiens métropole dévoile les stigmates enterrés de vingt siècles d'histoire.
Il faut dire que le site de la citadelle, qui devrait accueillir ses premiers étudiants à la rentrée 2015, a pas mal de choses à raconter. Pour l'aider à parler, les archéologues utilisent d'abord les grands moyens : la pelle mécanique. C'est la phase de «décapage». À l'aide d'un godet de deux mètres de large, le chauffeur de l'engin, guidé par un archéologue, doit extraire des tonnes de terre.
Fouilles à la main, côté ouest de la citadelle.
C'est une phase délicate. Si le décapage est trop profond, les vestiges seront détruits. À l'inverse, si le décapage n'est pas assez profond, le travail à la main qui devra suivre prendra un temps considérable. De trop gros volumes de terre devront être déblayés à la pioche. «Dans un monde idéal, le chauffeur est en forme et on a des nuages», sourit Yves Le Bechennec, archéologue. Lorsque le ciel est dépourvu de nuages, le soleil illumine le sol. Beaucoup trop. Et l'éblouissement qui en résulte rend la tâche difficile à l'archéologue, lui qui doit indiquer précisément au chauffeur de la pelle mécanique le bon moment pour arrêter de creuser.
Au premier plan, l'archéologue Yves Le Bechennec.
Le jour du reportage, il faisait très beau. Mais le gros travail de décapage était terminé. L'équipe d'archéologie préventive d'Amiens métropole travaillait manuellement, à la brosse, à la truelle et à la pioche. Ils se penchaient du côté ouest du site de la citadelle. Un endroit qui verra émerger les futurs amphithéâtres de l'université.
Des traces d'habitats de l'époque romaine y ont été décelées. Au fur et à mesure de la fouilles, les fondations de petites maisons sont apparues. Minutieusement, chaque clou, chaque morceau de céramique est prélevé, identifié, répertorié.
Côté ouest, les objets sont rares. Donc le risque de pillage est faible. «Ici, les voleurs s'intéressent davantage aux caméras installées sur les engins de travaux», explique Josabeth Millereux, chef du service d'archéologie préventive et responsable des opérations à la citadelle.
Mais au nord du site, la crainte du pillage fut bien réelle lorsque les archéologues ont découvert, au début de l'année, des dizaines de sépultures romaines.
En elle-même, la découverte ne fut pas vraiment une surprise. Des documents relataient déjà l'existence de ces tombes. «Lors de la construction d'une caserne au XIXe siècle, des fouilles ont été réalisées. On a des traces écrites», explique Josabeth Millereux. À l'époque c'étaient les antiquaires locaux qui réalisaient ces fouilles. «Et un architecte a relaté l'existence de sépultures.»
Par ailleurs, des tombes de la même époque avaient déjà été excavées lors de la construction, en 1962, de l'avenue du Général-de-Gaulle, qui longe le côté est de la citadelle pour relier le centre ville au quartier nord.
Plus étonnant : en fouillant les sépultures, ou ce qu'il en reste, les archéologues de la métropole se sont rendu compte que l'une d'elles avait été pillée dès le XVIe siècle. À l'époque de François Ier, la présence d'une nécropole romaine semblait donc déjà connue.
Josabeth Millereux montre l'emplacement des sépultures, au nord de la citadelle. L'endroit a désormais laissé place aux travaux.
Environ 160 tombes ont été trouvées ces derniers mois. Elles datent de la fin du IIIe siècle et du IVe siècle. Comment les archéologues le savent-ils ? Grâce aux objets enterrés avec les cadavres.
À cette époque, il était coutume de prendre un dernier repas avec le défunt, lors de la veillée funèbre. Et d'ensevelir à ses côtés des cruches, des assiettes, ainsi que du poisson ou de la viande. Or les styles de vaisselle sont marqués d'une époque. La mode évoluant au fil des siècles, il est donc aisé de dater l'âge des tombes grâce aux objets s'y trouvant. Notons que l'on y a également trouvé des biberons (beaucoup de tombes sont des tombes d'enfants), des fioles à parfum, des bijoux, et une statuette.
Statuette moulée du IVe siècle, retrouvée dans la tombe d'un enfant.
Cette zone nord de la citadelle n'a pas toujours été un grand cimetière. Vers le Ier siècle, c'était un grand faubourg artisanal qui s'étendait jusqu'à l'actuel quartier Saint-Maurice. Des activités de forge y étaient pratiquées, on y a également retrouvé des caves-celliers et des silos pour conserver les récoltes.
Le faubourg a été abandonné à la fin du Ier siècle. Deux cents ans plus tard, la nécropole s'installait sur ses ruines. Il a donc fallu creuser sous les tombes pour s'en apercevoir. D'une manière générale, en archéologie, plus on creuse, plus on remonte le temps.
Parmi les 160 sépultures découvertes au nord de la citadelle, trois ont particulièrement attiré l’œil des professionnels, et attisé la crainte d'un éventuel pillage.
Ce sont celles de trois défunts, retrouvés dans des sarcophages en plomb. Un fait particulièrement rare qui témoigne de la richesse de leurs familles. D'ordinaire, les morts étaient enterrés dans des cercueils de bois dont il ne reste aujourd'hui que les clous rouillés.
Ces trois personnes, qui ont vécu vers le milieu du IVe siècle, sont une femme, un adolescent et un bébé. Leurs sarcophages en plomb auraient pu attirer la convoitise de voleurs. Une convoitise d'amateurs d'histoire ? De collectionneurs ? Pas vraiment. «Quand il y a des vols de ce type, c'est pour le plomb en lui-même, raconte Josabeth Millereux. Ils le fondent et le revendent.»
L'un des trois squelettes retrouvés dans des sarcophages en plomb (crédits: Amiens métropole).
C'est la raison pour laquelle des précautions particulières ont été prises lors de l'extraction des sarcophages. Il a d'abord fallu rester discret : «Je n'en ai pas trop parlé, juste à quelques personnes de la Ville», glisse Josabeth Millereux.
Mais surtout, deux jours ont été nécessaires pour les enlever. Donc une nuit où tout pouvait arriver. «Alors pour la nuit, on a mis le godet de la pelle mécanique dessus et pris bien soin de retirer la clef de l'engin.» Une mesure de précaution qui permet aujourd'hui aux scientifiques d'étudier sereinement leurs trouvailles. Les sarcophages sont désormais à l'abri, dans les réserves du Musée de Picardie.
L'équipe d'archéologie préventive d'Amiens métropole va continuer de fouiller le site jusqu'à la fin de l'année. Ensuite, elle aura deux ans pour mener, dans ses locaux, toutes les études nécessaires à la compréhension de ce lieu historiquement dense.
Une soixantaine d'objets ont été retrouvés dans la nécropole.
L'étude des squelettes est confiée à une anthropologue, Claire Favart. C'est elle qui va s'atteler à nettoyer les os «à la brosse à dent et à l'eau». Un long travail: «Il faut compter environ un jour par squelette, explique-t-elle. Ensuite il faut procéder au séchage, qui doit être parfait pour garantir une bonne conservation.»
Mais le travail d'anthropologue ne commence pas par le nettoyage des squelettes. C'est sur le terrain de la citadelle que Claire Favart a réalisé ses premières analyses.
Elle a notamment étudié la disposition des clous autour des os, qui permet de connaître la forme des cercueils, dont il ne reste plus rien. Après une prise de notes, de photos et la réalisation de dessins, les os sont prélevés par partie anatomique.
Après le nettoyage, l'étude en laboratoire pourra commencer. L'âge de la mort sera déterminé pour chaque squelette. Plus ou moins précisément. «Pour les immatures on regarde les dents, ça donne assez précisément leurs âges, avec une marge d'erreur de deux ou trois ans, explique Claire Favart. En revanche, pour les adultes, c'est moins précis. On regarde les os du bassin mais la méthode ne permet pas de leur donner un âge précis. On ne saura pas faire de différence entre quelqu'un qui est mort à trente ans et un autre à cinquante ans.»
Claire Favart, anthropologue.
En étudiant les squelettes, l'anthropologue pourra également en déduire les pathologies développées par certains individus : la tuberculose, les carences alimentaires ou les infections laissent des traces sur les os. «J'espère avoir fini dans un an», indique Claire Favart. Le temps de découvrir quelques secrets jusqu'alors enfouis.
J'ai rencontré une première fois Josabeth Millereux dans les locaux du service d'archéologie préventive à Amiens, le 26 juin. J'ai été ensuite invité à me rendre sur le site de la citadelle, le 12 juillet. Enfin, le 15 juillet j'ai rencontré Claire Favart.
Les droits de la photo de une sont réservés à Amiens métropole.
D'autres photos du reportage, qui n'ont pu trouver leurs places dans cet article, sont visibles sur la page Facebook du Télescope d'Amiens.