«Je n'ai jamais vu ça. Nous sommes assignés une dizaine de fois», peste Joël Grangé devant la juge de la Cour d'appel de Versailles.
L'avocat de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF) pourrait bientôt perdre ses nerfs. Rien que durant le mois de septembre, il devra répondre au moins six fois aux assignations en justice des salariés de l'usine d'Amiens nord, représentés tantôt par leur Comité d'hygiène et de sécurité (CHSCT) tantôt par leur Comité central d'entreprise (CCE).
Presque huit mois après l'annonce par Goodyear de son projet de fermer complètement le site d'Amiens, les salariés n'ont toujours pas été licenciés. Et pour cause, puisque les élus du personnel font feu de tout bois pour enrayer l'avancée du projet de fermeture de l'usine annoncée le 31 janvier dernier (voir notre article).
Le CHSCT s’attelle à ralentir l'avancée de la procédure
Si elle veut fermer l'usine la direction de Goodyear-Dunlop doit mettre en place une procédure d'information et de consultation de son CCE où siègent notamment les élus CGT. Une série de réunions qui a occupé les élus pendant tout le premier semestre 2013.
Pour retarder l'avancée de cette procédure, les élus ont demandé, c'est leur droit, l'avis d'un autre comité où siègent également les élus CGT de Goodyear: le CHSCT. «Acculé, le CCE nous a dit qu'il lui manquait l'avis du CHSCT», retraçait l'avocat Joël Grangé, mardi à Versailles.
Cet avis, les élus du personnel n'ont pas été pressés de le donner. Ils ont refusé de se prononcer pendant plusieurs semaines. Avant l'échéance des délais légaux, les élus du CHSCT ont finalement demandé l'aide d'un expert pour éclairer leur avis, c'est aussi leur droit.
«Nous n'étions pas contre, explique Joël Grangé. Mais cet expert est rentré dans leur manœuvre et n'envoyait pas de lettre de mission». Les délais légaux arrivant à leur terme, l'avocat du pneumaticien a dû exiger devant le tribunal de Lyon que l'expert envoie une lettre de mission et s’attelle à la rédaction de son rapport.
Pour rallonger encore une fois la procédure, le CHSCT a ensuite assigné Goodyear au TGI d'Amiens le 5 septembre dernier (délibéré attendu le 20 septembre prochain), l'accusant de ne pas fournir à l'expert les éléments qu'il demandait. «L'expert nous demande la lune», s'insurge Joël Grangé. L'avocat sera également assigné à Montluçon le 18 septembre pour défendre son client des mêmes griefs.
Ce n'est pas tout. Le 21 août, l'inspection du travail a visité les locaux de l'usine d'Amiens nord. Elle y aurait établi la présence de souffrance au travail (voir notre article). «Elle a constaté de graves violations du code du travail, relate la CGT sur son blog. Notamment le fait que la direction ne respecte pas ses obligations légales en matière d'obligations à fournir du travail, de respect des contrats de travail et du respect de l'obligation légale à garantir l'intégrité physique et ou mentale des salariés.»
Le constat de l'inspection du travail a permis aux élus du personnel d'assigner Goodyear une nouvelle fois au tribunal d'Amiens le 25 septembre prochain. Voilà qui devrait retarder l'avancée du projet de fermeture de l'usine pour quelques semaines encore.
Mais la CGT ne s'arrête pas là. Ce qu'elle souhaite avant tout, c'est que la justice suspende le PSE (Plan de sauvegarde de l'emploi), comme elle l'avait déjà fait en 2009 et en 2011. Et elle s'y attelle par des assignations en justice émanant cette fois du CCE.
Depuis janvier, trois procédures ont été lancées par les élus devant le TGI de Nanterre. Toutes ont été menées en référé judiciaire. Il s'agit d'une procédure rapide dont les jugements sont provisoires mais à effets immédiats.
La première attaque a été lancée le 3 juin dernier, en première instance et s'est soldée par une défaite des salariés, qui ont immédiatement fait appel de la décision devant la Cour d'appel de Versailles. Ils ont été reçus ce mardi pour cette deuxième instance (délibéré attendu pour le 27 septembre prochain).
La deuxième attaque n'est, elle, qu'en première instance. L'audience a eu lieu vendredi dernier au TGI de Nanterre (délibéré le 24 septembre prochain). Et quel que soit le jugement prononcé, il y a fort à parier que la partie déboutée fera appel.
Les salariés à la sortie de la Cour d'appel de Versailles, ce mardi.
Si elles se déroulent dans les mêmes enceintes, les deux assignations n'ont pas le même objet. La première attaque porte sur la validité de la procédure d'information et de consultation qui précède le PSE et que l'avocat des salariés de Goodyear, Fiodor Rilov, estime incomplète et malhonnête. La deuxième porte sur la validité du PSE lui-même que l'avocat juge insuffisant et sujet à manipulations.
Pour Joël Grangé, l'avocat des salariés instrumentalise la justice. «Il se dit qu'à chaque fois qu'il tente, il a une chance supplémentaire». Il a d'ailleurs rappelé la Cour de Versailles à son «obligation de concentration des moyens».
Et si cela ne suffisait pas, la CGT a annoncé que les deux parties s'affronteront à nouveau le 20 septembre prochain au TGI de Nanterre pour une accusation de «transfert illégal des activités d'Amiens nord vers des sites dans le groupe Goodyear» émanant du CCE.
Et ce n'est pas tout: «J'ai reçu une nouvelle assignation ce matin, devant le tribunal de commerce pour nommer un administrateur provisoire», expliquait l'avocat de Goodyear, vendredi dernier.
Sur le fond, les deux dernières audiences parisiennes ont permis d'en savoir plus sur les causes de la baisse soudaine de production dont a été victime l'usine d'Amiens nord: une chute de 2,5 millions de pneus tourisme entre 2008 et 2011, qui ramène sa production à un peu plus d'un million aujourd'hui.
Pour la direction de Goodyear Dunlop Tires France, «c'est un problème de technologie, pas une délocalisation». Les baisses de production seraient surtout dues à la vieillesse des pneus produits à Amiens, elle-même due à l'absence d'investissement sur le site, lui même causé par le refus des salariés de passer aux 4x8 en 2008. «Dire que l'on a abandonné volontairement le site ne tient pas debout».
Pour Fiodor Rilov, la baisse de production vient d'une délocalisation programmée avant 2008 vers d'autres usines du groupe et cachée aux salariés.
Durant l'audience, les deux avocats se sont accordés à dire que la production de près de 800 000 pneus de référence GT3 avait été bien délocalisée dans l'usine Goodyear de Debica en Pologne entre 2009 et 2010. «L'équivalent de la production actuelle de l'usine», notait Fiodor Rilov.
«Ça n'a jamais été caché, a répondu Joël Grangé. Et ces références ne pèsent que 20% de la baisse de production.» La direction soutient par ailleurs que toutes les autres références de pneus, dont la production a été arrêtée à Amiens nord, l'ont été par manque de clients, et non pas par délocalisation dans d'autres groupes. «Pour 80% , il s'agit de références qui ne sont simplement plus produites.»
Ce n'est pas l'avis de Fiodor Rilov qui a tenté de montrer que des moules servant à produire d'autres types de pneus que les GT3 auraient été transférés dans d'autres usines du groupe, et que ces pneus sont encore aujourd'hui proposés dans le catalogue de Goodyear. Autrement dit: que ces pneus sont maintenant produits ailleurs qu'à Amiens nord.
Pour la direction, ces pneus présents en catalogue seraient issus des stocks du groupe. «C'était l'un des problèmes à Amiens nord. Il y avait des stocks considérables, à la fois chez nous et chez les distributeurs», a répondu Joël Grangé. Qui croire?