C'est le ministre du Redressement productif, lui même qui s'est chargé de l'annoncer, lundi dernier à l'Agence France presse. Oui, l'américain Maurice Taylor, PDG du fabricant de pneus agricoles Titan est toujours intéressé par l'usine d'Amiens nord. Mais est-ce vraiment une nouvelle?
Dix mois après l'annonce faite par Goodyear de son intention de fermer complètement l'usine, les Amiénois devraient accueillir ce «retour surprise» comme une victoire. Jeudi dernier, le ministre de l'Économie, Pierre Moscovici, demandait même aux syndicalistes d'accepter cette «main tendue» de l'Américain.
Mais Titan avait-il vraiment renoncé à reprendre l'usine d'Amiens nord? L'intérêt de Titan pour l'usine d'Amiens nord est connu de longue date. Officiellement depuis le 10 décembre 2010, mais officieusement depuis plus longtemps. L'entreprise américaine avait dû sortir du bois lorsque Goodyear, voulant fermer la partie tourisme de l'usine à partir de 2009, avait été sommé par la justice de clarifier l'avenir de la partie agraire.
C'est à cette époque qu'ont commencé les négociations entre la CGT et Maurice Taylor, le PDG de Titan, surnommé le «grizzly» en raison de son style brûlant selon le New-York Times. À cette époque, donc, les salariés souhaitent que le «grizzly» s'engage à rester pour cinq ans sur le site d'Amiens nord. Ils craignent que celui-ci ne veuille délocaliser la production, comme l'a fait Goodyear pour le tourisme. Ils pensent que Titan est plus intéressé par l'activité que l'usine.
De son côté, Maurice Taylor s'en était toujours tenu à un engagement de deux ans maximum, ce qui n'était pas pour rassurer le syndicat. C'est l'une des raisons de l'échec des négociations, puis du retrait officiel de Titan fin 2011.
Une partie de poker
Mais pendant un an, la direction de Goodyear continuera à négocier avec la CGT la fermeture de la partie tourisme et non de toute l'usine. Nul doute qu'elle agissait dans le but de vendre la partie agraire à Titan.
Les négociations n'aboutiront pas, et en janvier 2013, c'est Goodyear qui annonce officiellement son retrait des négociations. La direction affirme qu'elle veut fermer toute l'usine, faute de repreneur pour la partie agraire.
Mais cette annonce impliquerait de mettre à la poubelle toute son activité agraire en Europe, pourtant rentable. De ne pas la vendre. «Un gâchis social et financier», de l'aveu même de l'économiste des patrons français du pneus, Bruno Muret (voir notre article). Invraisemblable.
Le scénario commence à ressembler à une grande partie de poker. Titan annonce ne plus être intéressé par l'usine. Goodyear surenchérit en annonçant vouloir fermer l'usine faute de repreneur. Mais la CGT est persuadée que ses deux adversaires bluffent.
Pour la CGT, le «grizzly» est toujours de la partie. Le syndicat évoquera même l'hypothèse d'un accord secret entre Titan et Goodyear. Un scénario dans lequel Goodyear fermerait l'usine d'Amiens nord, et Titan approvisionnerait ensuite l'Europe en pneus Goodyear depuis l'étranger, notamment le Brésil, ou construirait sa propre usine ailleurs en Europe de l'est.
Pour démontrer que Goodyear bluffe et veut toujours vendre l'activité de pneus agricoles en Europe à Titan, le syndicat ira jusqu'à proposer une offre de reprise en Scop (voir notre article). La direction de Goodyear refusera. La CGT y verra une preuve que Goodyear souhaite toujours céder son activité à Titan, et à personne d'autre.
Et il s'agissait bien d'un bluff. Tout du moins de la part de Titan. Aujourd'hui, Maurice Taylor est de retour à la table des négociations pour reprendre non plus seulement l'activité, mais aussi l'usine.
Il l'annonçait d'ailleurs lui-même sur son compte Facebook personnel, la semaine dernière: «I'm back for a good year end» («je suis de retour pour une bonne fin d'année»). Le timing est bon pour le «grizzly», puisque la CGT vient d'essuyer une série de revers sur sa première salve d'attaques en justice.
Après Goodyear, c'est le gouvernement français que Maurice Taylor charge de négocier avec la CGT. Le «grizzly» s'est entretenu directement avec Arnaud Montebourg. Dans les mains du ministre du Redressement productif, une offre au rabais: 333 emplois contre 537 auparavant, mais un engagement rallongé de deux ans, pour conclure l'affaire.
Pour Arnaud Montebourg, l'affaire est bonne. Depuis sa création, son ministère communique en terme d'emplois «sauvés». Un emploi étant «sauvé» lorsqu'un patron menace de fermer une entreprise, et qu'une issue est trouvée dans laquelle des emplois sont préservés. Et ce, quel que soit le degré d'intervention du ministère (voir notre article).
Une rhétorique dont peut s'amuser Maurice Taylor sur la radio Europe 1: «C'est un gentil garçon, explique-t-il, à propos d'Arnaud Montebourg. Il veut sauver des centaines d'emplois dans cette usine de pneus».
Depuis la semaine dernière, le ministre est donc chargé de convaincre la CGT de mettre fin à son mitraillage judiciaire (voir notre article) et d'accepter la nouvelle offre de Titan. La situation n'a pas avancée d'un iota depuis 2011. Seule différence, ce n'est plus Goodyear qui se porte caution pour Titan, mais le gouvernement lui-même.
Inévitable incertitude
Derrière la communication de Titan et du gouvernement, quels sont les faits tangibles auxquels on peut se fier? Depuis presque dix ans, l'entreprise Goodyear se désengage effectivement de la production de pneus de tracteurs dans le monde entier pour se concentrer sur les pneus de voiture.
Goodyear souhaite céder ses usines et ses distributeurs à des acteurs spécialisés comme Titan, qui fabriqueront des pneus Goodyear en lui reversant des royalties. Cette opération a déjà été réalisée en Amérique du nord en 2005 pour 100 millions de dollars et en Amérique du sud en 2011 pour 99 millions de dollars.
On sait aussi que sur son cœur de métier, les pneus de voitures, Goodyear ferme ses usines de production les moins rentables en Europe de l'ouest, les unes après les autres. Certaines usines n'ont pas tenu aussi longtemps qu'Amiens nord. L'usine de Cisterna di Latina au nord de l'Italie et ses 900 employés a fermé en 2000. Celle de Washington, au nord-est de l'Angleterre est tombée en 2006.
Goodyear n'est d'ailleurs pas le seul opérateur dans ce cas. Les Japonais de Bridgestone ont annoncé qu'ils souhaitent fermer leur usine italienne de Bari en mai dernier.
Goodyear peut fermer ces usines d'Europe de l'ouest parce qu'elle a investi en Europe de l'est dans les années 90. Le groupe a repris l'usine polonaise de Debiça en Pologne en 1995 profitant d'une politique de privatisation du gouvernement, puis l'entreprise slovénienne Sava à partir de 1997.
Quelle serait la stratégie de Titan s'il s'implantait en Europe? «Votre ministre m'a demandé : vous allez investir ? Est-ce que vous allez embaucher, créer un certain nombre d'emplois ?, expliquait Maurice Taylor au micro d'Europe 1, vendredi dernier. Et j'ai dit : aucun problème ! Ceux qui me connaissent savent qu'une fois qu'on a topé tous les deux, je tiendrai ma parole».
Reste à savoir ce que vaut la parole d'un grizzly.