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Goodyear-Dunlop, deux stratégies face à la désindustrialisation

Le 03 October 2012
Interview commentaires
Par Mathieu Robert

Ces dernières semaines, les deux célèbres usines de pneu amiénoises ont encore fait parler d'elles.

Chez Dunlop, on s'inquiétait de la baisse de production de l'usine. Chez Goodyear, les négociations avec la direction à propos d'un plan de départs volontaires ont été rompues.

Énièmes rebondissements dans l'histoire de ces deux usines qu'une seule route sépare, mais dont les stratégies divergent depuis cinq ans.

En 2007, le groupe américain, qui souhaitait restructurer les deux sites, avait proposé un passage au 4x8 chez Goodyear et Dunlop, menaçant si aucun accord n'était trouvé de condamner le site amiénois, à moyen terme. Chez Dunlop, la CFTC, alors minoritaire, signait l'accord. Chez Goodyear, la CGT, majoritaire, le refusait et entamait un bras de fer juridique avec la direction.

Extraits d'entretiens avec le secrétaire général de l'union départementale CGT Somme, Christophe Saguez et le président de la CFTC Picardie, Philippe Théveniaud.



Philippe Théveniaud (CFTC)


Quelle grille de lecture politique se cache derrière l'attitude opposée des deux syndicats face à la désindustrialisation?

Une CGT qui dit non aux accords de flexibilité, et une CFTC qui dit oui. Deux stratégies, que chacune des deux organisations revendique comme la plus efficace pour préserver l'emploi. 

Philippe Théveniaud (CFTC): Nous vivons dans un système ultra-libéral, une jungle. La CFTC est opposée à ce système inhumain, mais force est de constater qu'il n'y a pas de protectionnisme intelligent aux frontières de l'Europe. Nous sommes pour une société où l'État régule, mais, comme syndicat, nous ne voulons pas dire «non» par idéologie.

Nous sommes pragmatiques. Pour les grands groupes, il n'y a plus de France ou d'Allemagne. Quand les actionnaires américains regardent nos usines, ils voient des sites implantés en Europe, y compris en Europe de l'Est, où les salaires sont de 300 euros. Il faut se mettre dans la tête des actionnaires de Whirlpool ou Dunlop : quand ils veulent investir dans des produits haut de gamme, ils nous disent: «si vous ne baissez pas les coûts, l'usine est condamnée».

C'est fini la lutte des classes par nation. Si nous devons nous battre, c'est à l'échelle européenne, mais ce n'est pas facile. Les Allemands chez Dunlop nous disent: «Nous ferons les 4x8. Si vous ne le faites pas, nous aurons le boulot

 


Christophe Saguez (CGT)

Christophe Saguez (CGT): Tout le monde se plaint que le marché européen est morose. Mais le patronat n'a qu'un mot d'ordre: réduire le coût du travail. Cela ne fait qu'accélérer la perte de pouvoir d'achat.

Les accords de flexibilité, cela signifie globalement diminuer la masse salariale, et forcément diminuer le marché potentiel. Un exemple: les accords «35 heures» ont permis a beaucoup d'entreprises de flexibiliser, d'annualiser le temps de travail. Aujourd'hui le chômage est encore massif. Ce n'est pas la flexibilité qui nous sortira du chômage. Les employeurs ont déjà l'intérim, l'annualisation du temps de travail, et une multitude de contrats de travail à leur disposition. Pour autant ça ne marche pas. Il faut en tirer des leçons.

Face aux situations de chantage à l'emploi des grands groupes, les deux syndicats réagissent différemment. La CGT ne partage pas l'idée que l'on puisse invoquer le coût du travail pour menacer une usine.

C.S: Là où les plans ont été acceptés, nous nous sommes rendus compte que l'entreprise subissait à moyen ou à long terme la restructuration. Fondamentalement, le chantage est basé sur la nécessité de baisser le coût du travail parce qu'il paraîtrait que nous sommes plus chers que d'autres pays.

Mais en Europe, la majorité des échanges se font à l'intérieur de l'Union et notamment avec l'Allemagne, pour l'automobile par exemple. Pour nous, le coût du travail n'est pas déterminant dans la compétitivité globale. Il faut analyser la compétitivité hors coût. Investissements, formations, créneaux, qualité de production.

Une des revendications communes avec d'autres syndicats européens, c'est de donner un peu plus de pouvoir aux comités d'entreprise européens. L'idée que l'on puisse peser dans les comités européens, pour que le chantage des grands groupes ne s'exerce pas ou plus difficilement, est essentiel. Ce sont aujourd'hui des espaces où l'on a des informations, mais où l'on ne peut pas vraiment peser.

P.T: Nous voulons sauver l'emploi mais pas à n'importe quel prix. Les accords de la CFTC ne sont pas des reculs sociaux. Améliorer la productivité, ce n'est pas toujours travailler plus. La CGT se bat comme dans les années 60. Mais aujourd'hui, il y a une concurrence internationale. Si les constructeurs automobiles français ne prennent pas de mesures, ils vont se faire bouffer.

 

En cas de négociation (plan de départs volontaires chez Goodyear, passage aux 4x8 chez Dunlop), les deux syndicats exigent des garanties de l'entreprise quand à la pérennité de leur usine. Mais ils divergent sur le degré de confiance à accorder aux dirigeants.

P.T: On ne fait pas de chèque en blanc. Nous avons des garanties de pérennité et des contreparties. Il est vrai que chez Continental, nous avions négocié des accords, un engagement sur 5 ans, et qu'ils n'ont pas été respectés par la direction. L'usine a fermé. Néanmoins comme le groupe s'était engagé auprès de la CFTC, cela nous a permis de négocier de meilleures primes. Continental nous a trompé, mais chez Dunlop les engagements ont été tenus, malgré la crise. Aujourd'hui dans l'industrie, une entreprise qui s'engage sur 5 ans, c'est rare.

Pour nous, ce n'est pas une crise conjoncturelle, c'est une crise de société. Les groupes cherchent à faire tourner leurs usines en continue, et nous emmènent vers une situation de surproduction, dans lequel les groupes ferment toujours l'usine la moins rentable. En fait, nous avons la même analyse que la CGT, mais nous, syndicalement, c'est le pragmatisme. L'idéologie, c'est ne donner aucune chance à son usine.

C.S: J'espère que la CFTC a tiré des conclusions de l'expérience qu'ils ont vécue à Continental, où ils ont signé les 40h. Au bout du compte, l'entreprise est fermée. J'espère qu'ils se disent que faire confiance au patronat n'est pas forcément la bonne voie. À moyen ou long terme, l'objectif des groupes, c'est de délocaliser la production. Notre position n'est pas une opposition par principe. Il faudra me montrer ce que leur stratégie a permis de sauver. Pour l'instant, il n'y a pas d'exemple significatif. À moyen ou à long terme, ça mène à l'échec.

Si on prend l'exemple Goodyear, la CGT était prête à signer un plan de départs volontaires, mais en gardant l'objectif qu'il fallait conserver une production, un savoir-faire sur le site. Ce qui n'était peut-être pas le cas de la direction. Nous ne sommes pas naïfs. Nous étions prêts à signer, si nous avions un certain nombre de garanties sur la pérennité du site. Je constate que la direction n'a pas été très claire sur ce point.

Et même si nous avions pu obtenir ce plan de départs volontaires, la bataille n'en aura pas été finie pour autant. Elle aurait consisté ensuite à gagner des marchés pour embaucher, investir. Nous sommes sur la stratégie du développement industriel, mais nous ne sommes pas sur une stratégie de suivre le positionnement d'une direction, dont on sait bien qu'elle a fait une croix sur ce site.

Qu'ils soient prêts à céder aux demandes des dirigeants ou non, les deux syndicats s'accordent sur une chose. Si aucune décision politique n'est prise, la désindustrialisation continuera.

C.S: Si on ne s'oppose pas à la suppression de l'emploi, on ira dans le gouffre. La CFTC accepte le fait que baisser le coût du travail serait une porte de sortie. Mais baisser le coût du travail dans le sens du Medef, c'est plonger encore plus dans la récession.

P.T: Si la France ne change pas, ce sera un désert industriel. Mais il ne faut pas créer d'illusion, en mélangeant le syndicalisme et la politique, comme la CGT et Bernard Thibault l'ont fait en appelant à voter Hollande. Toute organisation syndicale fait de la politique mais elle doit être indépendante. Sinon je vois mal comment un syndicat peut aller à l'encontre d'un parti qu'il a soutenu, une fois celui-ci au pouvoir. C'était le cas de la CGT en 1981 après l'élection de François Mitterrand. Il y a un retour au sources de la CGT, qui était autrefois la courroie de transmission du Parti communiste et devient aujourd'hui celle du Front de gauche. Si j'ai fait le choix de la CFTC, c'est pour l'indépendance. Avant, j'étais à la CGT. Quand je voyais Maxime Gremetz donner des ordres à la CGT, ça me gênait.

Les deux syndicats plaident pour une Europe sociale, une organisation syndicale plus forte à l'échelle européenne, qui aujourd'hui reste à construire.

P.T: Nous voulons une Europe sociale à la CFTC, mais l'Europe permet aux groupes de nous mettre en concurrence entre sites de pays différents. Il y a bien des positions communes à la Confédération européenne des syndicats (CES) [dont la CFTC fait partie, ndlr], mais dans les usines, ce n'est pas pareil. Le discours, c'est: «Si vous ne le faites pas, on le fera».

Chez Dunlop, si nous avions dit non aux aménagements, nous n'aurions pas eu d'investissements. En 1993, les Japonais voulaient faire tourner l'usine 7j/7, avec deux équipes de suppléance le week-end. 24 heures payées 39. Si n'avions pas fait cela, les Japonais auraient investi en Allemagne.

C.S: La mise en place de ces comités d'entreprise européens [en 1994, ndlr ] a obligé les syndicats européens à travailler ensemble, à se comprendre. C'est un peu long, mais nous nous rendons compte qu'il y a de plus en plus d'actions communes, notamment au CES, comme la manifestation du 9 octobre. Cela reste à construire, mais il y a de moins en moins d’aprioris entre syndicats. 

Pour endiguer les délocalisations vers l'Europe de l'Est, les deux syndicats s'accordent sur la nécessité d'un Smic en Europe, mais pas aux mêmes conditions.

C.S: Il ne s'agit pas d'uniformiser. Il y a des histoires. On peut être d'accord pour élaborer un Smic dans tous les pays d'Europe sans fixer un montant égal pour tout le monde. L'idée serait d'avoir un Smic qui permette aux salariés de chaque pays de pouvoir vivre. Le Smic fait partie d'une étape dans un processus où l'on veut augmenter les salaires de façon générale.

P.T: Le Smic, je dis oui, mais à l'échelle européenne. Un Smic européen égal pour tous. C'est ça qu'il faut faire. C'est ça l'Europe sociale. Il faut de la volonté politique. En France, il y a une pensée unique, une pensée de la débâcle. Les politiques sont résignés, ce sont des gestionnaires.

Dans l'œil du Télescope

Christophe Saguez et Philippe Théveniaud ont été interviewés dans leurs bureaux, respectivement, lundi et mardi dernier.