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Game over pour les magasins de jeux vidéos

Le 23 January 2013
Enquête commentaires
Par Mathieu Robert

Samedi dernier, les deux magasins de jeux vidéos de l'enseigne Game, l'un à l'angle de la rue Lamarck et de la rue des Jacobins, l'autre plus petit dans la galerie commerciale des Jacobins, ont fermé définitivement leurs portes. Les derniers jeux de console ou de PC invendus devaient être mis en carton hier et avant hier, et renvoyés à la maison mère à Paris. Game over.

Ou presque. Le groupe Game France a annoncé son placement en liquidation judiciaire en septembre dernier. Au total, 157 boutiques et plus de 600 emplois sont sur la sellette. À Amiens, trois CDI et trois CDD sont menacés. Des offres de reprise partielle ont été émises par leurs concurrents, Micromania et Game Cash. Mais elles ne concernent en tout qu'un tiers des magasins. 

La semaine dernière, les vendeurs des deux magasins amiénois étaient peu loquaces. Ils se méfient de ce qu'ils peuvent dire ou ne pas dire, et s'avouent privés d'informations sur leur avenir. «La direction ne répond plus au téléphone, même en interne», nous expliquent-ils, rue Lamarck. «Le magasin réouvrira peut-être sous un autre nom. Allez sur internet», nous conseille le responsable, dans la galerie des Jacobins.

Quatre cents emplois sur le carreau

Sur Internet, les employés de Game France se sont réunis sur un forum ouvert au public. Parmi eux, Hatmann Douibi, élu CFDT au comité d'entreprise (CE) de Game France, a diffusé une liste provisoire des 66 magasins ayant fait l'objet d'une offre de reprise de Game Cash ou Micromania. Seul le magasin de la galerie des Jacobins figure sur la liste.

Par téléphone, le salarié dijonnais nous explique que la liste est bien officielle mais provisoire: «Les offres peuvent toujours être améliorées. On sait aussi que Free serait intéressé, mais uniquement par les murs de certains magasins.» Recontacté hier soir, les offres n'avaient pas changé. «Micromania nous explique qu'il a atteint son offre maximale avec 44 magasins. Game Cash essaie d'améliorer son offre».

Le sort des salariés de Game sera fixé après demain, au tribunal de Bobigny. Pour Hatmann Douibi, 400 salariés devraient perdre leur emploi. «Des vendeurs jeunes, entre la vingtaine et la trentaine. Ils ont connu la marque lorsqu'ils étaient jeunes, ont grandi avec, et se sont souvent beaucoup investi dans leurs magasins.» Dont lui. Son magasin ne figure pas sur la liste des reprises. Il fermait, avant hier soir, les grilles de son magasin pour la dernière fois.

En attendant les nouvelles consoles de Sony et Microsoft

La première explication aux difficultés de Game est conjoncturelle. L'année 2012 a été un mauvaise année pour les jeux vidéos. En octobre dernier, le marché français était annoncé en recul de 9% par le cabinet GfK.


Le marché des jeux vidéos dans le monde (source GfK)

«C'est une période de transition», explique Julien Villedieu, secrétaire général du Syndicat national des jeux vidéos (SNJV). «Il y a beaucoup de consoles vieillissantes sur le marché, nous attendons l'arrivée de nouvelles». La huitième génération des consoles de salon, dont la première représentante est la WiiU de Nintendo, sortie en novembre, se fait attendre. Les nouveaux modèles de chez Microsoft - la Xbox 360 est sortie en 2005 - et Sony - Playstation 3 sortie en 2006 - ne devraient pas voir le jour avant fin 2013.

En dehors de ce retard, les prévisions du cabinet Gfk sont prometteuses pour la filière vidéo-ludique mondiale. «On passe d'un marché d'une dizaine de millions de joueurs passionnés à un marché de plusieurs centaines de millions de joueurs», explique Julien Villedieu, dont le syndicat regroupe les «éditeurs, producteurs et distributeurs de jeu».

Les nouveaux géants s'appellent Origin ou Steam

Pourtant, les petites échoppes remplies de jeux vidéos semblent bel et bien appartenir au passé. Pas seulement à cause de la concurrence des sites de ventes sur internet comme Amazon ou Cdiscount, qui mettent à mal les achats en magasin depuis des années.

Plutôt à cause de la dématérialisation des jeux vidéos: «La grande majorité des jeux PC s'achète en ligne sur des plateformes digitales. Sur les consoles, on peut télécharger ses jeux à partir de la console», explique Julien Villedieu. «40% du marché est dématérialisé. En 2014, cela devrait atteindre 60% du marché. De plus en plus de jeux sont accessibles en dématérialisé». Un phénomène qui remet en cause l'utilité même des magasins de jeux vidéos. 


La plateforme de téléchargement de jeux vidéos, Steam, leader du marché

Plus besoin de passer par le Micromania, le Virgin ou le supermarché du coin pour aller acheter le dernier opus d'Assassin's Creed – sept millions de copies vendues dans le monde depuis sa sortie en octobre. Il suffit désormais de passer par Origin ou Steam. Des sites Internet qui, à la manière d'Itunes pour la musique, proposent le téléchargement payant de nombreux jeux vidéos, blockbusters compris. Finies les pochettes en plastique et les notices de jeu. De plus en plus de joueurs ne téléchargent que du software.

«On est beaucoup de joueurs ici à avoir un compte Steam», témoigne l'attaché de presse d'Ankama, une société d'édition de jeux vidéos qui produit, à Roubaix, le jeu en ligne Dofus. Autour d'elle une belle brochette de gamers. «À moins d'être fan d'une saga en particulier, on achète sur ces plate-formes. Plus besoin de courir au magasin, sauf si un jeu y sort avec deux jours d'avance. C'est une question de place et de coût. Il y a un choix énorme et souvent des promos».

Rapidement, le marché des jeux vidéos s'éloigne des magasins de jeux spécialisés de proximité.

Et il atterrit, par exemple, vers les serveurs de la société américaine de production de jeux vidéos, Valve Corporation, célèbre pour avoir produit le jeu Half-Life en 1998. Située dans l'État de Washington, c'est elle qui a lancé la plateforme de téléchargement Steam, qui détient, selon le SNJV, 90% du marché des jeux en téléchargement sur internet.

Le marché dématérialisé, c'est aussi la société roubaisienne, Ankama. Son jeu vidéo, Dofus (ci-dessus) qui revendique 3 millions de joueurs dans le monde, se joue uniquement sur internet. «Nous avons très peu de contact avec les magasins spécialisés», explique l'attachée de presse d'Ankama. «Nous vendons des produits dérivés dans les Furet du nord, les magasins de jouets ou les grandes surfaces, mais pas chez Game France. Nous avons tiré une édition collector du jeu Dofus en décembre 2009. Mais nous n'avons pas géré sa distribution. Peut-être était-il vendu chez Game». Peut-être pas.

Figurines ou versions premium pour sauver les magasins

Le marché des jeux vidéos se transforme à vitesse grand V. Et encore, les chiffres connus n'intègrent pas encore les smartphones et autres tablettes. Nouveaux publics, nouveaux jeux, plus simples, moins chers, comme Angry Birds, qui a passé la barre du milliard de téléchargement en mai dernier. Dans cet avenir qui devrait se jouer sur internet, il est difficile d'imaginer une place pour les magasins spécialisés.

Et pourtant, pour Julien Villedieu, il y a peut-être un espoir: «il y a un retour au physique important. Vous avez peut-être entendu parler des jeux Skylander qui font un carton en ce moment?» Ce jeu vidéo pour enfants, en bonne position dans les classements de ventes sur consoles depuis deux ans, nécessite l'achat de figurines, bien physiques elles. «Disney prépare un concurrent, Infinity.»

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«On voit également beaucoup de jeux en ligne réédités en physique dans des versions premium. Est-ce que tout cela se fera à grande échelle, est-ce que cela permettra à des magasins spécialisés d'en vivre? Je ne sais pas. En tous les cas, ce n'est pas une surprise de voir Game en difficulté. C'est le sens de l'histoire.» 

Les éditeurs de jeux à l'assaut du marché des occasions

Une histoire où certains producteurs de jeux vidéos porteraient leur part de responsabilité. Le dernier bastion des magasins de jeux vidéos, ce sont les jeux d'occasion. «L’occasion, jeux et consoles, représente entre 25% et 30% de notre chiffre d’affaires. C’est un vrai pilier à notre rentabilité», expliquait, en 2004, Laurent Lemaire, alors directeur commercial de Score Game France, qui deviendra plus tard Game France.

Mais de plus en plus de jeux vendus en magasin comprennent des DLC, downloadable content. Comprendre des contenus téléchargeables. Ce qui signifie qu'une partie du jeu est téléchargeable sur internet. «On ne consomme plus le jeu vidéo comme avant. Avant on achetait, on jouait, on revendait. Maintenant, on achète un jeu et il faut se connecter pour acheter des DLC», explique Julien Villedieu. Les codes d'accès au DLC peuvent être achetés en magasin ou sur internet.

«On a parfois le sentiment que le jeu est volontairement amputé d'une partie pour être vendue en DLC. Certains développeurs, au contraire, le gèrent bien parce que la DLC est à côté de la trame principale du jeu», explique-t-on chez Ankama, dont le jeu Dofus, fonctionne sur un abonnement mensuel de cinq euros, et des extensions ajoutées gratuitement.

Résultat, les jeux qui sortent aujourd'hui seront de plus en plus incomplets en seconde main. Il faudra souvent accepter de re-dépenser de l'argent, une fois installés sur son ordinateur ou sa console.

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Le producteur de jeux américain EA Games (Sim City, Need for Speed, Fifa) est un bel exemple. Il insère dans chacun de ses jeux de sport, un code à usage unique, le «season ticket». L'acheteur du jeu neuf a ainsi accès «gracieusement» à des téléchargement de jeux en exclusivité, ou des extensions EA Sports, pendant un an. L'acheteur en seconde main devra, lui, débourser 24,99 euros pour ce «season ticket».

C'est une des raisons des difficultés rencontrées par Game, selon Hatmann Douibi. «Certains éditeurs jouent volontairement la carte de l'anti-occasion, alors que cela fait vivre les magasins. C'est en plein développement depuis deux ans.»