«En raison d'un mouvement de grève, nous ne sommes pas en mesure de vous proposer votre édition habituelle, veuillez nous en excuser».
Vous ne l'avez peut-être pas remarqué, mais mardi soir, il n'y a pas eu de journal régional sur France 3. Et c'était le cas uniquement en Picardie. L'édition régionale du 19/20 n'a pas pu être diffusée, une large majorité des salariés ayant décidé à l'appel de la CFDT et de la CGT de se mettre en grève.
Rue Roger-Martin-du-Gard, au nord d'Amiens. Dans les locaux de France 3 Picardie, les journalistes et techniciens sont en colère après que la direction leur a confirmé que quatre de leurs collègues de la technique (cadreurs, monteurs, preneurs de son...), actuellement en CDD, ne seraient pas embauchés en CDI alors que des postes permanents sont à pourvoir dans leur station.
La raison? Ces quatre jeunes gens n'ont pas cumulé assez de jours en CDD dans le groupe. Ils sont précaires, mais pas assez aux yeux de la direction, en tous les cas, depuis trop peu de temps. Depuis la fin septembre, le groupe France Télévisions n'accorde plus de CDI qu'aux personnes ayant déjà travaillé pendant plus de 500 jours dans le groupe, les «CDD historiques». Pour Clémence et ses 482 jours d'ancienneté, c'est dur.
«Ces jeunes se retrouvent face à un blocage administratif qui nous prive de leurs compétences», explique le tract commun distribué par la CFDT et la CGT. «Ils ont été recrutés pour répondre aux difficultés criantes de recruter en CDI dans notre région. Il leur a été demandé de renoncer à l'intermittence et de travailler au sein de notre antenne avec des contrats CDD de droit commun à la rémunération peu avantageuse mais avec la promesse d'un avenir au sein de notre entreprise».
«Humainement, on ne peut pas laisser faire ça»
De son côté, la direction de France 3 Picardie explique qu'elle ne fait qu'appliquer la règle dictée par le groupe France Télévisions: «Vous posez la question à quelqu'un qui ne peut pas répondre. Moi ici, je ne suis pas décisionnaire», esquive Jean-François Karpinski, délégué régional France 3 Picardie. «France Télévisions est un groupe avec plusieurs marques, plusieurs chaînes. Quand votre groupe vous dit de ne plus faire de recrutement, vous respectez la règle imposée.»
Didier Trotereau (CFDT) et Nicolas Corselle (CGT)
Le syndicat FO, minoritaire en Picardie, ne dit pas autre chose. C'est pourquoi, ils n'ont pas appelé à la grève ce mardi. «Les quatre cas mis en exergue dans cette affaire existent ailleurs en France. Une grève locale ne pouvait avoir d'impact. Pour nous, cela doit se régler à Paris», explique Jean-Louis Croci, délégué syndical FO du pôle Nord-Est de France 3. «C'est paradoxal, mais la direction d'Amiens veut embaucher et c'est Paris qui refuse.»
Mais la CGT et la CFDT assurent qu'ailleurs en France, des embauches de «moins de 500 jours» ont été acceptées, malgré l'embargo de France Télévisions. Le but de cette grève amiénoise est donc d'atteindre des «interlocuteurs qui ont du pouvoir». Comprendre, la direction de France Télévisions.
Les deux syndicats assurent également s'être fait l'écho d'une véritable indignation dans la station. «Nous voulons régler la situation de ces jeunes et dire que nous sommes révoltés par ces pratiques», explique Didier Trotereau, délégué syndical CFDT. «Humainement, nous ne pouvons pas laisser faire ça», embraye Florent Loiseau délégué du personnel CGT. «Le mouvement a été très suivi ici. Les gens sont solidaires de ces parcours de jeunes fauchés en plein vol. On ne sacrifie pas des gens comme ça!»
La télé publique veut réduire sa masse salariale
De son côté, le syndicat FO prend son mal en patience jusqu'aux négociations nationales, promises lors du mouvement de grève national, le 18 décembre dernier. «La direction s'est engagée a négocier “la gestion prévisionnelle des emplois”, essentiellement celle des précaires», assure Jean-Louis Croci, qui a lui-même passé 1500 jours en CDD avant d'être embauché à France 3.
Sur les raisons de ce gel des embauches, le patron de France 3 Picardie est clair: «Le gouvernement serre la vis, France Télévisions n'y échappe pas».
La manifestation nationale du 18 décembre visait précisément à dénoncer le désengagement de l'État dans la télévision de service public. En 2013, le ministère de la Culture engagera 85 millions d'euros en moins par rapport à 2012 dans une dotation totale de 2,45 milliards. L'augmentation de la redevance audiovisuelle (+49 millions d'euros pour France Télévisions) annoncée mi-décembre ne comblera qu'à moitié la baisse.
En réaction, le groupe audiovisuel veut réduire la masse salariale, et d'abord celle des précaires. «La méthode présentée c'est de sauvegarder l'emploi permanent», explique Didier Trotereau, délégué CFDT.
Une des particularités de France Télévisions, c'est de recourir largement à des contrats dits précaires CDD, intérimaires ou intermittents. Selon la CFDT, il y avait 85,7 ETP (équivalent temps-plein) permanents à France 3 Picardie, et 20,9 non-permanents. Soit presque un salarié sur cinq en contrat précaire.
Parmi ces non-permanents, des salariés qui cumulent des CDD depuis semaines à plusieurs années (voir l'histoire de ce salarié aux 320 CDD )
Pour diminuer le nombre de ses salariés, France Télévisions a décidé de ne plus embaucher de quiconque ayant travaillé moins de 500 jours en CDD dans le groupe, et de mettre la pression sur les «historiques».
«Ils sont en train d'étrangler les historiques, de les rendre plus dociles», analyse Florent Loiseau de la CGT. «Imaginez qu'il y ait un poste vacant à Guéret, dans le Limousin. France Télévisions envoie une lettre à tous les CDD en poste en France et leur propose un CDI. Leur idée c'est d'être inattaquables, c'est de dire “on vous a fait une offre”.»
«Les CDD historiques ne savent plus quoi faire», analyse Jean-Louis Croci de FO. «Ils sont en concurrence avec des jeunes plus malléables, et qui ont peut-être plus la pêche.»
Amiens en manque de candidats
Et les «historiques» ne se ruent pas sur les propositions de postes à Amiens. À l'instar de l'Auvergne, la Picardie n'est pas très courue chez les pros de la télé.
Par contre, deux des quatre jeunes CDD en question avaient accepté de déménager en Picardie pour leur poste. Ce qui n'est pas pas si courant que ça. «À Amiens, quand on ouvre des postes, il y a peu de candidats», regrette Nicolas Corselle délégué syndical CGT. «Là on a des jeunes motivés, qui veulent occuper des postes libres, dont on a besoin». Du gâchis !
«Dans le son non plus, nous n'arrivons pas à trouver des gens qui veulent travailler ici», poursuit le technicien. «Du coup, la direction avait décidé de recruter à la sortie d'un BTS à Saint-Quentin». Mais les deux jeunes techniciens saint-quentinois qui travaillaient chez France 3 Picardie en CDD ne seront pas embauchés non plus. Pas assez d'ancienneté.
Le paradoxe, c'est que ce sont vraisemblablement des intermittents qui les remplaceront au pied levé, faute de pouvoir attirer des «historiques» en Picardie.
Le recours aux intermittents du spectacle dans l'audiovisuel, le délégué CGT n'est pas fondamentalement contre. Malgré toute la précarité que recèle ce statut, la CGT de France 3 Picardie reconnaît que la station pourrait difficilement fonctionner sans. «On diffuse toute l'année, pendant les vacances. On ne pourrait pas s'en sortir uniquement avec des permanents», explique Nicolas Corselle.
Par exemple, pour le cadrage, la station amiénoise a besoin de l'équivalent de onze jours par semaine. «Sept jours pour le JT de 19h et quatre pour l'émission Picardie matin. Avec deux postes, on assure 10 jours. Le jour de plus, c'est de l'occasionnel.» Mais avec le départ d'un des cadreurs en CDD, six jours pourraient être assurés par les intermittents.
Le paradoxe que relèvent les syndicats CGT et CFDT, c'est que le statut d'intermittent coûte moins cher à France Télévisions qu'un CDD, mais plus à l'Assurance chômage, alors même que le gouvernement ampute le budget du ministère de la Culture au nom de la rigueur budgétaire. «C'est de l'affichage politique pour faire plaisir à Filippetti», analyse Didier Trotereau de la CFDT. «On réduit des postes mais ça se traduit par des coûts supplémentaires et des dégâts humains importants.»