Place René-Goblet, les manifestantes ont signé une affiche. «le viol est un crime, notre corps nous appartient».
Il est près de 22h, place René-Goblet, lorsqu'une femme monte sur l'un des plots cubiques qui meublent le bord de la rue des Otages. Face à elle, une foule d'une bonne cinquantaine de personnes, principalement des femmes mais aussi quelques hommes, venus apporter leur soutien à leur cause. Cette foule hétérogène, composée aussi bien de jeunes femmes que de moins jeunes, de blanches que de minorités visibles, ne s'est pas réunie à la nuit tombante par hasard.
C'est à l'appel du Collectif départemental droits des femmes de la Somme (CDDF80) que la manifestation s'est tenue. Une réaction, entre autres, à l'agression sexuelle dont a été victime une jeune femme, le 4 mars, dans une ruelle du centre-ville. «Les femmes doivent pouvoir se promener seules la nuit sans être accompagnées», revendique l'affiche de l'événement (lire le communiqué d'annonce de la manifestation).
L'objectif de cette marche est de se réapproprier, symboliquement, l'espace public que ces féministes estiment, études sociologiques à l'appui, majoritairement pensé pour les hommes (comme l'explique d'ailleurs également cet article du journal Le Monde ou cet article de revue spécialisée).
C'est aussi la thèse que défend Laurianne Alluchon, membre active du CDDF80 et l'une des organisatrices de la marche: «les femmes se font siffler, insulter, et pire encore si elles mettent une jupe. Les garçons peuvent stagner dans l'espace public, explique-t-elle, en montrant une poignée de jeunes skateurs, masculins, qui s'entraînent devant les marches du monument au Général Leclerc. Les filles, elles, ne font que circuler car toutes les incivilités créent un climat malsain pour elles dans l'espace public».
La vidéosurveillance qui occulte le crime
Mais pourquoi un collectif féministe pourrait-il reprendre, à son compte, une agression? Les agressions, au delà de la violence sexuelle qui accompagnait celle dont il est question, ne sont-elles pas un problème de violence qui s'oppose aux hommes comme au femmes?
Laurianne Alluchon rejette toute tentative de récupération: «On sait bien qu'il y a des agressions aussi bien vers les hommes que les femmes, et nous ne sommes pas dans une course à l'échalote. On dénonce le caractère sexiste de ces violences. En l'occurrence, sur cette agression, nous avons vu qu'on ne pouvait pas compter sur les médias ou sur les politiques». Laurianne Alluchon rappelle que la presse locale a porté le débat sur la présence, ou non, de vidéosurveillance, problématique qui n'est pas satisfaisante pour les membres de ce collectif.
«Ces débats sur la vidéosurveillance, sans parler de la violence faite aux femmes, c'est insultant et décalé, abonde Éliane, une autre militante du CDDF. On organise cette marche pour être solidaires avec la victime».
Une marche qui a été voulue non mixte, sans les hommes, contrairement au rassemblement qui la précédait. Pourquoi cette non-mixité ? «Ça permet aux femmes de gagner en autonomie, cela ne veut pas dire qu'on est contre les hommes, mais que l'on peut faire des choses sans eux, explique Éliane. Ce soir, nous voulions marcher dans la rue, la nuit, sans être accompagnées. Parce que c'est un problème pour nous, parce que parfois on refuse des logements si on a l'impression qu'on ne sera pas en sécurité».
Pour autant, la non-mixité de la marche n'a pas été appréciée par tous les membres des organisations qui adhèrent au CDDF (des mouvements, des partis politiques de gauche, des syndicats...). «Des hommes ont fait savoir qu'ils se sentaient exclus, cela les a gênés», résume Laurianne Alluchon. Au-delà de ces militants, on a pu aussi lire l'incompréhension (et l'agressivité) dans les commentaires d'utilisateurs de réseaux sociaux (lire ici).
«La question du clivage s'est posée, explique encore Laurianne Alluchon. Mais est-ce que les ouvriers s'organisent avec leurs patrons? Ils ne partagent pas la même condition que leurs ouvriers», même s'ils peuvent, évidemment, partager leur point de vue politique.
La manif pour toutes et tous
«Les femmes étant victimes d'une oppression spécifique, il est justifié qu'elles aient des espaces non-mixtes de lutte et d'apparition publique, estime Jean-Christophe Iriarte Arioala, militant de Ensemble, présent au rassemblement mixte organisé juste avant la marche. Je ne pense pas qu'il ne faille que des actions non-mixtes. Mais sur un certain nombre de problèmes, une action publique peut avoir une portée plus importante si elle est menée par des femmes. Ici, cela semblait opportun.»
Mais puisque tout le monde n'était pas satisfait de l'idée, les militants du CDDF80 ont fait un choix: que la marche soit précédée d'un temps mixte. Un rassemblement contre la violence et le sexisme, cause à laquelle les sympathisants masculins ont pu apporter leur soutien.
«Il est apparu important de proposer un temps mixte. Nous sommes un collectif, il s'agit de faire des compromis pour que tout le monde soit d'accord», explique Laurianne Alluchon.
Dans la rue des Trois cailloux, le défilé des manifestantes qui entonnent l'Hymne des femmes et d'autres chants féministes étonne un peu les passants, mais ne soulève aucune protestation.
D'ailleurs, deux jeunes hommes, qui passaient la soirée à la terrasse d'un bar voisin, viennent prendre connaissance de la raison de la manif, et repartent convaincus: «Je suis complètement avec vous, ma copine aussi a peur de sortir en soirée ou de revenir toute seule!»
Dans les rangs de ces manifestantes, pour certaines, comme Sandrine, c'est la première manifestation féministe. «Je voulais venir pour voir comment ça se passait. J'avais peur que ce soit une manifestation «contre», que ce soit dans un fonctionnement de colère. Mais il s'agit juste de réaffirmer quelque chose contre les regards des autres», analyse cette jeune femme déterminée à militer davantage, à l'avenir.
D'autres, comme Sarah Persil, sont habituées des manifestations. La jeune femme est secrétaire de l'association Flash our true colors, orientée vers la lutte contre l'homophobie. Si des membres masculins sont venus au rassemblement mixte, ils ont laissé Sarah au moment de la marche: «Cela n'a fait aucun débat au sein de Flash. Bien entendu que les hommes peuvent porter le même message, mais c'est une femme qui a été violée de nuit. Ce sont aux femmes de dire : "Je n'ai plus peur de marcher seule la nuit, je n'ai pas à me faire raccompagner"». Et d'ajouter que «les milieux homosexuels militants sont assez habitués à la non-mixité des mouvements féminins».
Dans les rangs des manifestantes, qui ont suivi le cortège jusqu'à la Maison de la culture, en passant par le passage du Bailliage où s'est déroulée l'agression début mars, la non-mixité n'a pas fait débat. Peut-être que toutes ont conscience des obstacles à leur libre circulation.
Les témoignages ont été recueillis, pour la plupart, le soir de la manifestation. Ceux de Laurianne Alluchon et de Jean-Christophe Iriarte Ariola ont été recueillis mardi 1er avril par téléphone.