Jérôme Grange (à gauche) et Jean Noyelle ont participé à l'élaboration du Scot.
Quand le gâteau se réduit, que le nombre de convives augmente, le partage devient plus compliqué. Ce qui est vrai avec un gâteau l'est autant avec l'emploi. Le nombre de chômeurs augmente dans la Somme, comme ailleurs. Alors quand une entreprise pointe le bout de son nez pour s'installer dans le département, les différents territoires tentent de l'attirer chez eux. Et c'est souvent chacun pour soi.
En finir avec ce type de concurrence, voilà l'objectif affiché du Schéma de cohérence territorial (Scot) du Grand Amiénois. Une grande première. Les élus de ce grand territoire (381 communes, 335 000 habitants) se sont mis d'accord le 21 décembre dernier pour créer une «Conférence économique du Grand Amiénois». Cette instance de débat aura pour mission de mettre tout le monde d'accord lorsqu'une entreprise aura envie de s'implanter dans le coin.
Ce type d'instance de débat n'existe pour l'instant qu'à l'échelle de la métropole amiénoise. «Ce comité de pilotage est un lieu de passage obligatoire pour les entreprises», explique Jean Noyelle, maire de Glisy et président de la commission Scot du pays du Grand Amiénois. Sept personnes siégeront au sein de la Conférence économique du Grand Amiénois, dont trois représentants d'Amiens métropole.
Des conflits qui durent
«C'est un organisme de travail, et non pas de décision», note Jean Noyelle. «Cette conférence économique émettra des avis motivés qui seront mis à la disposition des instances décisionnelles du syndicat du Grand Amiénois», précise Jérôme Grange, le directeur de l'Agence de développement et d'urbanisme du Grand Amiénois (Aduga).
L'idée principale est d'éviter les conflits entre territoires. «Si les dispositifs prévus par le Scot étaient déjà en place, on n'aurait pas eu ces tensions entre Villers-Bretonneux et Amiens métropole», estime Jean Noyelle. Un conflit qui dure depuis quelques années autour de l'implantation d'une nouvelle zone d'activités commerciales à Villers-Bretonneux.
«Il y a un protectionnisme amiénois !, accuse estime Patrick Simon, le maire de la commune. Les élus d'Amiens nous ont refusé le projet parce qu'ils avaient peur de perdre des emplois chez eux. Certes dans l'étude réalisée par l'Aduga Amiens allait perdre quelques emplois mais avec ceux gagnés ici, le solde était positif.»
L'accusation de protectionnisme est réfutée par la métropole. «Je n'ai jamais été opposé par principe à l'implantation d'une nouvelles zone commerciale à Villers, se défend Jean-François Vasseur, vice-président chargé du développement économique. Mais on s'est retrouvé avec un projet irréaliste prévu sur 27 000 m² de zone commerciale auxquels il fallait ajouter dix restaurants! Je sais bien que chacun doit tout faire pour empêcher les gens de crever sur place, mais on ne doit pas faire les choses dans n'importe quelles conditions.» Par ailleurs, il explique que «de nombreuses entreprises ont besoin d'un haut niveau de service (comptabilité, banque, etc.) qu'on trouve plus facilement à Amiens.»
Mais le maire de Villers-Bretonneux insiste : «Sur les dix restaurants, beaucoup n'étaient que des sandwicheries. Ça a été mal interprété. Et nous avions des pistes pour attribuer toutes les parcelles à des enseignes.» Quant à l'argument du niveau de service demandé par les entreprises, il le balaye : «Avec le multimédia et le travail à distance, c'est un argument qui n'est plus valable.»
Recours déposé
Quoiqu'il en soit, le projet a été refusé le 7 décembre dernier par la Commission départementale d'aménagement commercial (CDAC) où siègent huit personnes dont cinq élus (commune concernée, intercommunalité, Amiens, syndicat mixte du pays du Grand Amiénois, département) et trois personnalités extérieures (deux architectes et un représentant de l'association FO-consommateurs). Un recours a été déposé par le promoteur du projet auprès de la Commission nationale d'aménagement commercial (CNAC). La décision finale devrait être connue d'ici quatre mois.
Comme on le voit, on est loin de l'entente cordiale entre territoires. La nouvelle Conférence économique du pays du Grand Amiénois changera-t-elle les choses ? Pour Patrick Simon, le maire de Villers-Bretonneux, rien n'est moins sûr. «On pourra se prononcer quand on en connaîtra la composition.»
Avec toujours cette crainte d'un «protectionnisme amiénois».
Pour faire venir à elle une entreprise, une commune peu décider de baisser très fortement le prix de ses terrains ou de ses locaux. «Ça peut déboucher sur des surenchères, au détriment de l'argent public», constate Jérôme Grange, directeur de l'Aduga.
Et de la surenchère, on a pu en trouver ces dernières années à Moreuil, petite commune de 4000 habitants située à 20 kilomètres au sud est d'Amiens. En 2010, l'entreprise CEPL, spécialiste de la préparation et expédition de commandes, remporte l'appel d'offre lancé par le groupe de magasins GoSport. Elle remporte le marché détenu jusqu'alors par l'entreprise DHL, installée à Camon, tout proche d'Amiens. Mais le nouveau prestataire décide, lui, de poser ses valises et ses salariés à Moreuil.
Pourquoi Moreuil ? «Le bâtiment a été cédé pour un euro symbolique, explique Jean-François Vasseur, vice-président d'Amiens métropole chargé du développement économique. Je n'ai rien contre la concurrence mais il faut qu'elle soit libre et non faussée. Là, ce n'est pas sérieux, c'est déloyal. Et surtout, ça crée un précédent.» Les entreprises qui voudraient s'implanter à l'avenir pourraient prendre le cas de Moreuil comme modèle et exiger des terrains ou locaux à prix bradés.
Retour dans l'agglomération
D'autant que l'aventure de CEPL à Moreuil a tourné court. Il y a quelques semaines GoSport a en effet annoncé officiellement qu'il allait se séparer de son prestataire à la fin 2014. Et c'est un nouveau prestataire, ID Logistics, qui prendra le relai et viendra s'installer dans un bâtiment neuf à Boves. Retour dans l'agglomération, avec les mêmes salariés.
Un changement qu'explique Jean-Luc Belpaume, délégué du personnel chez CEPL: «On perdait de l'argent, 500 000 euros par mois. L'entrepôt est très vieux, pas adapté, beaucoup de frais ont été nécessaires pour le mettre aux normes. Et notre patron n'avait semble-t-il pas bien pris en compte la masse salariale des 216 employés dans ses calculs. Sans compter le recours à des intérimaires, qui n'était pas prévu à la base.» Une addition trop salée pour CEPL qui a entraîné un appel d'offre anticipé de la part de GoSport.
Au début de l'année 2015, la plateforme logistique de GoSport s'installera donc à Boves. Mais ce retour vers la métropole n'était pas écrit d'avance. Car quand ID Logistics a été choisi, à l'automne dernier, la concurrence entre les territoires a de nouveau fait rage. «Tout le monde se tirait la bourre sur le prix des terrains entre le Santerre et la métropole. Les patrons voulaient nous envoyer à Ablaincourt-Pressoir.» Village de moins de 300 habitants où passe le TGV - c'est la fameuse «gare à betteraves» - et où le prix du mètre carré est à 15 euros. Soit moitié moins par rapport aux terrains de Boves.
Il aura fallu la mobilisation des salariés, une grève, et le carnet d'adresse de Jean-Luc Belpaume, ancien suppléant du député communiste Maxime Gremetz, pour convaincre tout le monde qu'installer le nouvel entrepôt à Ablaincourt-Pressoir serait catastrophique pour les salariés. «On habite tous dans la métropole amiénoise, voire Flixecourt. Certains auraient dû se lever à 2 heures du matin pour aller bosser.»
«Le Scot ? Pour faire beau uniquement !»
Mais bien qu'ayant eu gain de cause, Jean-Luc Belpaume garde un souvenir amer de cette lutte. «Personne n'avait rien à faire du sort des salariés dans cette histoire. Et il n'y a aucune communication entre les services de la Région, du Département et de l'Agglomération alors que toutes ces collectivités sont aux mains du PS.»
Ce qu'il pense du Scot et de son objectif de concertation ? «C'est uniquement pour faire beau! On continuera toujours à se tirer la bourre sous le manteau. Et les employeurs en profiteront. Pour améliorer les choses, il faudrait déjà commencer par fixer un prix minimum pour le foncier dans le département. À long terme, il faut même viser l'harmonisation européenne: sur le code du travail, le prix des transports et du foncier.» Dans cette direction, il reste du chemin à faire.