Archives du journal 2012-2014

Directive nitrate: le fumier de la discorde

Le 31 January 2013
Enquête commentaires (2)
Par Mathieu Robert A lire aussi

Bruno Macron est un jeune éleveur de Bernaville, petite ville du nord de la Somme. Il avait des projets pour s'installer sur la ferme de son père. Des idées plein la tête: ateliers de volaille ou d'engraissement de bovins. Mais ça devra attendre. La ferme familiale va d'abord devoir digérer la directive Nitrates: «Des investissements qui n'étaient pas prévus et de l'argent avec lequel nous aurions pu faire autre chose».

Comme lui, 250 agriculteurs samariens de l'amont de la Vallée de l'Authie sont soumis depuis le 28 décembre dernier, à un régime renforcé de protection de l'eau, les «zones vulnérables».

Et ça ne leur a visiblement pas beaucoup plu. Souvenons-nous des récentes manifestations dans le centre-ville d'Amiens (voir ci-dessous) ! Mais qu'est-ce que cela va vraiment changer pour eux ?

Petit rappel: la directive européenne dite «Nitrates» limite notamment les épandages de fumier et de lisier aux périodes de l'année où la pluie lessive les sols nus. Les agriculteurs vont donc devoir respecter un calendrier strict. Comme le dit Bruno Macron, «pour celui qui n'a pas d'élevage, ça ne changera presque rien.» Mais pour les éleveurs, c'est un passage difficile.

Car à Bernaville, cela signifie que les Macron devront stocker plus longtemps le fumier et le lisier produits par leurs vaches. Notamment l'hiver lorsqu'elles passent leurs journées dans les bâtiments. «Aujourd'hui je dépose mon fumier en champs tous les trois mois. Là, il va falloir que je le stocke plus longtemps. On va devoir construire une nouvelle fumière, plus grosse, et agrandir la fosse à lisier. Ça devrait coûter entre 150 000 et 200 000 euros.»

Pour Bruno Macron, la nouvelle apparaît d'autant plus rageante que son père avait déjà investi en 2005 dans des installations flambant neuves.

Sur ce point, notons d'emblée que l'Agence de l'eau Artois-Picardie a annoncé qu'elle aidera exceptionnellement les agriculteurs concernés à hauteur de 40% de leurs investissements. Son directeur estime le montant total des investissements à 4 millions d'euros.

«Quand je sors la remorque de fumier, j'ai l'impression de sortir la peste de l'étable»

Dans le fond, ce jeune éleveur de 25 ans n'est pas contre les règles environnementales qu'on lui impose. «S'il faut y passer, on y passera. On n'est pas les premiers, on sera pas les derniers». Mais dans les faits, il n'en voit pas tellement l'efficacité. «Dans les zones classées, les taux [de nitrates, ndlr] ne se sont pas plus améliorés que chez nous».

Et surtout, il se sent un peu incompris de ses voisins. «Quand je sors la remorque de fumier, j'ai l'impression de sortir la peste de l'étable. Le fumier ce n'est pas une pollution!»

Mais sans réglementation, les agriculteurs auraient-ils fait attention à leur rivière? «Nous avons à peu près les mêmes pratiques partout, mais avec le prix des engrais, on étrame [éparpille en picard, ndlr] pas pour le plaisir. Nos grand-parents traitaient peut-être à outrance, mais aujourd'hui, tout est bien géré», assure Bruno Macron.

À Bernaville, à neuf kilomètres du fleuve Authie, la décision du préfet a d'autant plus surpris. «Tous les agriculteurs des alentours sont tombés des nues», raconte le jeune éleveur. «Je savais que nous étions sur le bassin versant de l'Authie, mais en limite de plateau. Certaines de mes parcelles sont hors zones vulnérables».

«On peut attendre jusqu'à 50 ans avant de voir les effets»

Les nitrates dans l'environnement, c'est grave docteur? Selon Gilles Billen, chercheur au CNRS et spécialiste des nitrates, «les contaminations nitriques ont un impact sur la biodiversité. Elles modifient les conditions de concurrence entre espèces. À partir de 10 mg, on observe une chute considérable de la diversité des espèces présentes».

Que l'agriculteur soit situé au bord d'une rivière ou en haut d'un plateau ne change rien au problème, n'en déplaise aux agriculteurs de l'Authie. «L'agriculteur du plateau contribue autant que celui situé aux côtés des rivières», explique Gilles Billen. En effet, une fois tombée sur les champs, l'eau de pluie percole lentement dans les couches les plus profondes du sol, jusqu'à atteindre des zones complètement imbibées d'eau, les nappes phréatiques. «Dans la région, c'est le stock d'eau des zones aquifères qui alimente principalement les rivières, et non l'écoulement superficiel. L'eau qui coule dans les rivières peut avoir plusieurs dizaines d'années. La Somme, que je connais bien, a un débit très phréatique. Quand il pleut, cela se voit peu sur le débit des rivières».

Cela explique que les agriculteurs ne voient pas immédiatement le fruit de leurs efforts dans les analyses. «Le délai peut être assez long en fonction de l'inertie des transferts d'azote. Cela peut aller d'une année à une dizaine d'années. Si l'eau de pluie traverse d'abords des sols très infiltrants (craies, calcaires), puis de très grosses nappes déjà très contaminées, on peut attendre jusqu'à 50 ans avant d'en voir les effets!»

Protéger les rivières mais aussi le littoral

Mais des épandages de lisier mal maîtrisés peuvent se ressentir jusque dans les milieux marins, sur les côtes. Les eaux de rivière chargées de nutriments contribuent à l'eutrophisation des eaux marines et à un phénomène connu des côtiers, le Bloom des phaeocystis et ses écumes abondantes, qui revient à chaque printemps recouvrir certaines plages de la Manche et de la Mer du Nord. Effet soirée mousse garanti.

Depuis le 22 décembre 2011, une circulaire du ministère de l'Écologie précise qu'une zone peut être classée vulnérable au titre de la convention Ospar, signée en 1998 et dont l'objectif est justement de limiter l'eutrophisation des eaux côtières par l'abaissement des rejets d'azote et de phosphore dans les eaux marines.

C'est sur ce point que s'est appuyé la Dreal, direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement, pour proposer que toute la vallée de l'Authie soit placée en zone vulnérable. En effet, dans son rapport au préfet, elle note que le littoral Artois-Picardie est toujours «classé en zone à problème potentiel, dans le cadre du suivi OSPAR».

Le taux à respecter, lorsqu'un risque d'eutrophisation des eaux côtières se présente, n'est plus de 50mg/l – taux requis pour qu'une eau soit potable - , mais de 19mg/l pour les seules eaux superficielles (ici, le fleuve Authie).

Mais les Jeunes Agriculteurs enragent car la circulaire du 22 décembre 2011 n'était pas censée les affecter. Elle était parue suite à un précontentieux avec la Commission européenne relatif à une insuffisante désignation de zones vulnérables dans les bassins Adour-Garonne, Loire-Bretagne, Rhin-Meuse et Rhône-Méditerranée. Et au final, elle aura également un impact dans le bassin Artois-Picardie.

Fallait-il vraiment classer toute la vallée de l'Authie en zone vulnérable ? Le préfet Bur, qui a suivi les préconisations de ses services, est aujourd'hui bien seul pour défendre son choix.

Rive gauche vulnérable, rive droite non vulnérable

Car même s'il détient le pouvoir de décision sur cette question dans le département, il y avait consensus pour le statu quo. Le conseil général, le Coderst, la Chambre d'agriculture et le comité de bassin Artois-Picardie se sont tous prononcés contre le placement de toute la vallée de l'Authie en zone vulnérable. Leur argument: les difficultés financières que traversent les éleveurs laitiers, nombreux dans la vallée de l'Authie.

Pour le directeur de l'Agence de l'eau Artois Picardie, Olivier Thibault, la décision du préfet a été surtout motivée par un souci d'égalité de traitement. En effet, depuis le début des années 2000, la situation de l'amont de l'Authie est cocasse: la rive droite située dans le Pas-de-Calais était déjà en zone vulnérable. Mais la rive gauche, située dans la Somme, ne l'était pas.

Pourquoi ? Parce que le préfet coordonnateur de bassin Artois-Picardie n'a pas toujours existé. Auparavant la décision de placer les zones vulnérables revenait à chaque préfet de région. Pour l'Authie, qui longe la frontière entre la Somme et le Pas de Calais, les décisions ont clairement manqué de cohérence.

«Lorsque l'on a commencé dans les années 2000, il y a eu un choix du Nord-Pas-de-Calais de placer toute la région en zone vulnérable pour que les agriculteurs aient droit aux PMPOA [des aides à l'investissement réservées en priorité aux agriculteurs situés en zone vulnérable, ndlr]», explique Olivier Thibault. Ce ne fut pas le choix de la région Picardie.

Quoiqu'on en pense, la décision du préfet de bassin a le mérite de la cohérence. De leur côté, les Jeunes agriculteurs ont annoncé qu'ils continueront de s'y opposer. Une position qui n'est peut-être pas étrangère aux élections des élus des chambres d'agriculture, qui prennent fin aujourd'hui même.