L'école maternelle Fafet.
On ne devrait plus parler de Zone d'éducation prioritaire (Zep). Depuis 2011, on doit parler de programme Éclair (écoles, collèges, lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite). Mais les habitudes ont la peau dure. Tout comme les difficultés qui touchent les quartiers concernés.
À Amiens, on compte quarante écoles (maternelles et primaires) classées en zone d'éducation prioritaire, sur la centaine que compte la ville au total. Ces écoles se situent essentiellement aux quartiers nord, sud-est, et à Étouvie.
À l'intérieur de celles-ci, en dépit des obstacles, des enseignants exercent parfois avec grand bonheur. C'est le cas d'Éric Bonnière et Florence Murgida, que Le Télescope a rencontré. Ils ont choisi de témoigner du quotidien de leur métier, de la particularité d'exercer auprès d'enfants socialement défavorisés.
Éric Bonnière, 48 ans, est le directeur de l'école maternelle Fafet. Il enseigne dans le quartier depuis quinze ans. Par choix, par envie. De son côté, Florence Murgida, 40 ans, est arrivée à l'école primaire Voltaire en 2001. Un peu par hasard. Mais c'est volontairement qu'elle a choisi d'y rester. Elle s'occupe désormais d'une classe pour l'inclusion scolaire (Clis) qui est chargée d'accueillir les élèves en situation de handicap. Entretiens.
Le Télescope d'Amiens : Comment êtes-vous arrivés en zone d'éducation prioritaire ?
Éric Bonnière : À ma sortie de l'IUFM [Institut universitaire de formation des maîtres, ndlr] au début des années 1990, j'ai rapidement eu l'envie de devenir maître formateur [enseigner à son tour dans les IUFM, ndlr] . Mais pour être crédible, je me suis dit qu'il fallait connaître l'éducation prioritaire car les jeunes enseignants y sont souvent affectés. En 1998, je suis arrivé au quartier nord d'Amiens, à l'école primaire Voltaire. J'y ai vécu une expérience humaine très forte. En 2006, j'ai rejoint la maternelle Fafet [proche voisine de l'école Voltaire, ndlr].
Florence Murgida : À la base, je viens de la Haute-Marne. J'ai été titularisée à Amiens en 2001 ; j'ai choisi l'école Voltaire par hasard. J'y ai découvert une ambiance incroyable, un travail en équipe que je n'avais jamais vu ailleurs. Il y a quelque chose de magique dans cette école. Il y a un métissage énorme, une ouverture d'esprit.
Enseigner en Zep, ça a quoi de particulier ?
EB : Les enfants peuvent apprendre ici aussi bien qu'ailleurs, il n'ont pas de problèmes intellectuels. Mais la grande différence par rapport aux autres écoles, c'est le temps que l'on doit passer pour leur faire intégrer les règles de vie dans la classe, pour qu'ils intègrent une posture d'élève. Par exemple : quand le maître ou un autre élève s'exprime, les autres doivent écouter. C'est tout simple mais ça prend beaucoup de temps.
FM : Et chaque année, il faut remettre ça ! Repasser par cette étape. Parce qu'en début d'année, les enfants nous testent et se testent entre eux ; ça parasite la classe. On retrouve ça dans d'autres écoles, mais ici, en plus, ils ont l'habitude de la loi du quartier, alors certains adoptent des attitudes de caïds, dès le CP ça se voit dans leur démarche. Leur modèle, c'est un modèle de bad boy. Et puis les enfants viennent à l'école avec des choses dans la tête – tous les problèmes du quartier, qui vont les encombrer pour bien apprendre.
En quoi ces élèves sont-ils différents ?
EB : Les enfants du quartier sont différents dans leur rapport à l'adulte et à l'autorité, même si c'est un phénomène qui a tendance désormais à transcender toutes les catégories socioprofessionnelles. Ils ont un rapport inadapté, selon nous, à l'adulte. Leur place, leur statut, leur pouvoir au sein de leur famille est, selon nous, disproportionnée. L'enfant, dès le plus jeune âge, a le pouvoir au sein de sa famille ; il décide de ce qu'il mange, du moment où il mange, comment il s'habille, du moment où il va dormir, etc. L'enfant est dans une situation de choix complètement inadaptée.
Mais attention, loin de moi l'idée de jeter la pierre aux familles. J'ai très rarement vu des familles que l'on dit «démissionnaires». En revanche, je vois beaucoup de familles qui ne savent plus comment faire.
Quoi qu'il en soit, en arrivant à l'école, l'enfant trouve un adulte qui lui dit qu'il n'a pas le droit de faire ce qu'il veut quand il veut. Pour lui faire comprendre, on maintient notre position fermement, le temps qu'il faut. En faisant aussi attention, à la maternelle, de ne pas faire peur aux plus petits.
Quelle analyse faites-vous de la situation ? Pourquoi ces enfants ont-ils autant de place dans leurs familles ?
EB : Je pense que c'est d'abord lié à la structure de la famille : quand on est en couple, c'est déjà pas facile mais dans ces familles il y a beaucoup de papas dont on ne sait pas grand-chose, on ne les voit pas. Et puis, je pense que c'est lié aussi à la société de consommation dans laquelle on vit : les enfants ont une vitrine de jouets permanente devant eux. C'est un environnement malsain.
Vous disiez que ces familles ne sont pas «démissionnaires» mais demandent de l'aide ?
EB : Oui, lors des entretiens ordinaires que l'on a avec les familles, il y a une demande d'aide. Les mamans – parce que c'est souvent les mamans qui viennent – savent bien l'importance de l'obéissance, de dire non. On a fait ce constat collectivement il y a plusieurs années. L'équipe pédagogique a alors proposé des dispositifs, comme faire venir des partenaires à l'école. C'est le cas avec l'association Le Jardin Bleu qui vient tous les vendredis à l'école Fafet pour parler de parentalité avec les familles. C'est ce genre de chose qu'on ne fait pas forcément ailleurs, c'est ça la spécificité de l'enseignement prioritaire.
Le travail avec les familles, c'est la clef ?
FM : Quand je suis arrivée à l'école Voltaire, j'arrivais avec mes idées de l'IUFM. Je me disais qu'il fallait garder ses distances, que chacun devait garder sa place. Mais l'équipe m'a vite expliqué qu'ici, on passait du temps avec les parents, même si cela empiétait sur notre temps personnel.
Il est très important que les familles aient confiance en l'école. C'est aussi pour ça qu'il est préférable qu'elles aient en face d'elles des enseignants qui sont attachés à l'école, qui n'ont pas envie de partir. Qui aiment le quartier.
EB : On considère l'enfant dans sa globalité familiale. On essaye d'établir une relation avec lui et sa famille. Une relation où la notion de respect à toute son importance. On essaye de changer le regard que les parents portent sur l'école. Parce qu'il n'est pas évident pour eux d'emmener leurs enfants dans un endroit où ils ont eux-mêmes connu l'échec.
Comment ça se passe, concrètement avec les parents ?
EB : À chaque fin de période [juste avant les vacances scolaires, ndlr], nous devons présenter le livret scolaire de l'élève à ses parents. C'est un outil complexe dans lequel l’enseignant doit noter la progression de l'enfant à travers plus de 100 compétences. L'outil est clairement inadapté pour les gens qui ne maîtrisent pas la langue française – et je ne dis pas ça uniquement pour les familles d'origine étrangère.
Donc, si l'on n'est pas vigilant, on peut placer les parents dans une situation d'inconfort intellectuel terrible : on lui parle dans un langage qu'il ne comprend pas. C'est de la malveillance !
Alors, on fait autrement. Au lieu de se référer uniquement au livret, on montre les travaux des enfants. Par exemple, comment il savait écrire son prénom au début de l'année, et comment il l'écrit maintenant. On peut montrer une vingtaine de supports de ce genre. Si on ne procède pas comme ça, c'est une forme d'irrespect. Et à mon avis, la qualité essentielle d'un enseignant en zone prioritaire, c'est la bienveillance.
Ce sont souvent les jeunes profs qui sont envoyés en Zep. Est-ce qu'il ne faudrait pas plutôt y affecter des enseignants plus expérimentés ?
EB : La jeunesse et l'inexpérience ne sont pas un frein. Surtout que ça demande de l'énergie ! Il y a un investissement physique et psychologique plus important que dans les autres écoles, même si dans ces écoles il y a plus d'élèves en difficulté qu'avant. Si un jeune collègue est dynamique, plein de bonne volonté et avec ce regard bienveillant, alors c'est parfait !
Peut-on faire toute sa carrière en Zep ?
EB : Moi, non. Vu ma conception du métier. Et puis, on a déjà vu notamment à l'école Voltaire, qu'avoir des enseignants qui avaient passé trente ans dans l'école, ça pouvait poser des problèmes. Trente ans à Voltaire, c'est énorme ! Alors, garder autant de temps la même posture humaine, c'est très difficile.
J'ai rencontré Florence Murgida et Éric Bonnière le 22 octobre dans le cadre de "La place des habitants", un événement organisé par les associations La Forge et La Briqueterie. Le lendemain, j'ai recontacté les deux enseignants par téléphone. Ils n'ont pas souhaité être pris en photo. Les photos de l'école ont été réalisées par Rémi Sanchez.