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Ces trains perdus entre Amiens et Beauvais

Le 17 January 2013

Il y a tant de choses qui rapprochent Amiens et Beauvais.

Il y a d'abord les chiffres de l'Insee. L'Institut national de la statistique et des études économiques rapporte que la Picardie compte environ 770 000 actifs, parmi lesquels 42% travaillent hors de leur canton, mais en Picardie. Un chiffre qui progresse depuis dix ans, prouvant l'importance des déplacements dans la vie des Picards. Et cela place la région en quatrième place des régions française, quant à la mobilité infra-régionale de ces actifs.

Il y a la concentration des emplois picards en "zones d'attraction", ces quelques villes qui concentrent le plus d'emploi. Amiens et Beauvais sont, en ce sens, deux poids lourds. Tous les jours, de nombreux actifs prennent l'autoroute A16 dans les deux sens pour rejoindre leur lieu de travail.

Il y a aussi l'Université de Picardie Jules-Verne qui a des antennes sur Amiens et Beauvais, et ces étudiants qui font des allers-retours entre les deux préfectures en début et fin de semaine.

Il y a enfin, à Beauvais, l'aéroport le plus proche d'Amiens.

Il y a tout cela, mais il n'y a pas de liaison ferroviaire entre les deux villes. Ou plutôt, il n'y a plus de liaison. Car elle a bien existé. Mais la ligne a été fermée définitivement dans les années 50. C'est Christian Fonnet, de l'association nationale pour l'histoire des chemins de fer qui en a retrouvé la trace, dans un ouvrage justement intitulé «Trains oubliés».

Histoire oubliée de la ligne Amiens-Beauvais

Dans un court paragraphe, on peut y apprendre qu'entre 1874 et 1877 s'ouvre un barreau de chemin de fer entre Saint-Omer-en-Chaussée et Amiens. Le but est de faciliter les liaisons Amiens-Beauvais évidemment.

Pendant plusieurs décennies, la compagnie des chemins de fer du Nord qui gère ce barreau d'utilité publique y fera transiter les voyageurs, au rythme de cinq navettes omnibus par jour, sur une voie unique.

En octobre 1914, triste consécration pour cette voie secondaire, elle «connaît un trafic intense pour emmener sur le front du nord des renforts britanniques, lors de la "course à la mer"» nous apprend l'ouvrage d'histoire.

En 1916, elle est si utile que la voie est doublée. Pourtant, en 1938, la liaison pour voyageurs ferme, et il ne reste, entre Crèvecœur-le-grand et Saleux, que des trains de marchandises, tractés par des locomotives diésel. Cette ligne de trains de marchandises, elle aussi sera appelée à fermer.

«Elle a été installée à l'époque du plan Freycinet, vers 1870. À l'époque, la logique était d'amener la voie ferrée dans les campagnes», explique Christian Fonnet. «On créait des lignes à voie normale ou à voies étroites, comme il en reste encore sur la côte. Toutes les sous-préfectures de France ont été desservies

De l'effort de guerre au tourisme

Avant la seconde guerre mondiale, la concurrence avec la route s'est faite plus rude. «La plupart des petites lignes de chemin de fer étaient déficitaires, et comme il n'y avait pas de volonté politique, beaucoup ont fermé, au bénéfice de la route et de la voiture.» Ce n'était pourtant pas une fatalité : «En Suisse, par exemple, il y a eu électrification et adaptation

Retour en 2013. Des trains régionaux circulent encore, bien entendu. Mais les lignes ne se croisent plus. À l'est, on converge vers Paris, à l'ouest, on s'en va vers la côte picarde.

Entre Amiens et Beauvais, des rails ont été démontés. Des chemins de randonnées les ont remplacés afin de permettre le tourisme vert: c'est le réseau Véloroute-Voie Verte. Un réseau qui s'étend à travers l'Europe et qui, bien souvent, utilise les lignes désaffectées qui n'avaient pas retrouvé d'usage. Cela évite aux collectivités de devoir racheter des terrains.

Les autocars ont pris le relais

Puisque les trains ne circulent plus, du nord au sud, entre Saint-Omer-en-Chaussée et Saleux, le conseil régional affrète des autocars entre Beauvais et Amiens. Onze allers-retours quotidiens, sur lesquels se répartiraient près de 400 voyageurs. Avec un coût calculé sur le coût kilométrique du TER, et des aides régionales conséquentes pour les étudiants et certains autres publics.

Pour parcourir les soixante kilomètres, il faut compter entre une heure et une heure et demie, selon le nombre d'arrêts. Difficile de faire l'aller-retour sur la journée.

Pourtant, dans une configuration où l'emploi se regroupe dans des pôles peu nombreux mais importants, la facilité d'accès à ces zones est une composante importante du dynamisme d'une région.

On vient de loin pour Amiens et Beauvais

«On remarque qu'à la fin de la décennie 2000, les aires urbaines d'Amiens et de Beauvais se sont rejointes. Les aires d'influence des ces deux pôles d'emploi se sont étendues», explique Patrick Le Scouëzec, directeur des études à l'Insee Picardie.

Selon les études de l'institut, l'aire d'influence de Beauvais se répartit désormais jusqu'à la limite de la Somme, et l'aire d'influence d'Amiens se s'étend jusqu'à l'autre côté de cette même frontière. En simplifiant, grâce à l'autoroute et au prix du foncier bas, les actifs peuvent se loger dans des communes éloignées de leur lieu de travail.

«On ne peut pas dire si une voie ferrée améliorerait la communication des deux bassins d'emploi. Tout ce que l'on peut constater, c'est que la répartition des actifs s'est construite avec comme principal facteur l'accessibilité en voiture», indique Patrick Le Scouëzec. En l'absence de train, il a bien fallu faire autrement.

Un aller sans retour

Revenir au ferroviaire? «Cela n'est pas dans nos projets», assure Daniel Beurdeley, au nom du conseil régional. Le vice-président aux transports ne s'en cache pas, «on a assez de mal à entretenir ce qui existe, recréer un réseau là où il n'y a même plus de rails, c'est impensable.»

«Impensable» de recréer une voie ferrée, selon Daniel Beurdeley.

Racheter des terrains pour y poser les rails, électrifier la voie, racheter des appareils, construire des gares... Si l'élu devait chiffrer la re-création de la ligne, il la compterait en centaines de milliers d'euros. «Imaginez qu'on a déjà dépensé 32 millions d'euros, rien que pour rénover la ligne Amiens-Compiègne. On est en train de dépenser 120 millions pour améliorer l'accessibilité des gares picardes. Financer les voies et les gares ce n'est pas de notre ressort! C'est l'État qui doit s'en charger.» Pas question, donc, de penser à une voie ferrée Amiens-Beauvais.

D'autant qu'il y a, probablement, d'autres dossiers ferroviaires qui occupent l'élu. La ligne de Boulogne-sur-Mer, par exemple, qui n'est toujours pas électrifiée. Et la menace d'un projet de loi de décentralisation qui renverrait certains trains Intercités dans le giron des conseils régionaux. Sans que soit décidé, pour le moment, les compensations financières que pourraient recevoir ces collectivités pour gérer ces trains. 

«On préfère continuer à améliorer la liaison routière, à proposer un transport de qualité accessible aux handicapés», explique Daniel Beurdeley. L'an prochain, viendra le temps de renouveler la délégation de service public des autocars de la ligne. Avec une fréquentation en légère hausse depuis des arrangements d'horaires et de fréquences des dernières années, l'élu et les techniciens concernés espèrent bien pouvoir encore améliorer une ligne qui, face au rail, représente un investissement bien moins élevé.

Dans l'œil du Télescope

L'étude de l'Insee sur l'attractivité des pôles d'emploi se trouve ici.

 

Les références du livre cité dans l'article: José Banaudo, Trains oubliés, vol. 4 L'état, le nord et les ceintures, éd. du cabri (1982).

J'ai rencontré Daniel Beurdeley et Augustin Ferté, directeur adjoint du service transport du conseil Régional le lundi 7 janvier. J'ai pu joindre, par téléphone, Christian Fonnet et Patrick Le Scouëzec dans la semaine qui a suivi.