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Ces éleveurs laitiers qui ne traient plus leurs vaches

Le 27 November 2012
Reportage commentaires
Par Mathieu Robert

Damien Mortier est éleveur laitier à Fienvillers, près de Bernaville, au Nord-Ouest d'Amiens.

Tous les matins, la plupart des éleveurs de la région se lève aux aurores pour aller traire leurs vaches. Lui non. Depuis un an et demi, il se lève un peu à l'heure qu'il veut. Et pour cause il ne trait plus ses vaches, c'est un robot qui s'en charge.


Damien Mortier (à gauche) et son meilleur pote, Jessy, dans les bureaux de l'étable

Il est 11 heures. Dans l'étable de la ferme des Mortier, une cinquantaine de vaches ruminent en silence sur leur litière de paille. Devant une structure métallique à peine plus grande qu'elles, trois vaches font la queue. Elles attendent de se faire traire par un robot.

À l'intérieur, une congénère livre déjà son lait. Un bras articulé s'agite sous son pis, pour extraire une cinquantaine de litres de lait. L'engin a l'allure, la rapidité et la précision des robots des chaînes de montage de l'industrie automobile. Sauf que les manchons de trayeuse ont remplacé les postes de soudure (voir vidéo).


Damien (de dos) dans la salle de traite, située sous le bureau

Depuis une dizaine d'années, le nombre de robots de traite explose dans les campagnes. On en compte plus de 2800 en France. Une soixantaine dans la Somme.

Chez les Mortier, cela fait un an et demi que le robot a fait son apparition dans le troupeau. Et c'est une petite révolution dans la vie des vaches.

Oubliées les deux traites manuelles du matin et du soir. Les vaches livrent leur lait quand elles veulent, dans le calme. En moyenne 2,5 fois par jour, et à n'importe quelle heure de la journée et de la nuit. «Il y a autant de mouvement la nuit que le jour».

Au début, ça n'était gagné. Pendant les deux mois de démarrage, les éleveurs ont dû apprendre aux animaux à aller vers le robot. «Elles étaient perdues, elles ne comprenaient pas le parcours. On a du les guider pour qu'elles passent dans le robot. Pendant deux mois, on dormait dans le bureau [situé dans l'étable, ndlr].»


Damien et Jessy face à l'automate

Certaines vaches n'ont pas pu s'adapter. Ou plutôt, le robot n'a pas su s'adapter à elles. L'été dernier, la moitié d'entre-elles a été envoyée à l'abattoir prématurément, parce que l'automate ne parvenait pas à les traire.

C'est courant, entre 5 et 50% du troupeau peut être sacrifié lors du passage d'une ferme à la traite robotisée, selon l'Institut national de la recherche agronomique (Inra). Trayons trop petits ou mal orientés, pis trop bas. Le robot est beaucoup moins agile et conciliant qu'un éleveur. 

Pas de lait, pas de nourriture

Aujourd'hui la traite se passe sans encombre. Les vaches vont se faire traire de leur propre chef. Ce qui les motive? La nourriture. Les robots de traite sont situés entre la zone de repos des vaches et la zone d'alimentation. Si une vache veut manger, elle doit passer la case «robot de traite». Pas de lait, pas de nourriture.

Bref, les vaches se débrouillent elles-mêmes. Alors que fait Damien de ses journées, s'il ne trait plus ses vaches? «Comme on ne trait plus, on passe plus de temps dans le troupeau.» Il guide les génisses qui ne connaissent pas encore le robot, guette d'éventuelles vaches en chaleur ou en mauvaise santé.

Pas nostalgique pour un sou du contact physique avec les vaches. «L'ancienne salle de traite était vieille, sombre. On se prenait des coups de pattes. Là au moins, elles tapent sur de la ferraille.» Ni l'impression de s'éloigner de ses animaux. «Les vaches ne sont pas plus peureuses. Elles se débrouillent, elles vivent toutes seules».


La cour de l'étable, construite à l'extérieur du village, au milieu des champs

Un compagnon parfait le robot? Pas complètement. Le robot n'est pas vraiment indépendant. Il ne faut jamais trop s'en éloigner – l'éleveur doit rester à deux heures de route maximum de sa ferme. Lorsque le robot rencontre un problème, quelqu'un doit pouvoir rapidement relancer la machine ou traire manuellement.

Heureusement, Damien Mortier est prévenu par SMS à chaque incident. Dans une ferme, il suffit qu'une personne reste dans les parages, les autres peuvent partir en vacance l'esprit tranquille. Mais elle peut être dérangée nuit et jour.  

N'empêche, la principale motivation des acheteurs est surtout de gagner du temps. Ce temps auparavant rythmé par les traites à heures fixes, qui empiètent sur les travaux des champs et la vie de famille.

Deux heures de travail en moins par jour

Comme dans l'industrie, les robots rendent les travailleurs plus productifs. Un gain de deux minutes par vache et par jour, selon l'Inra. Pour un troupeau de 60 vaches, un éleveur gagne deux heures de travail par jour. Comme les exploitants sont souvent à leur compte, ils mettent à profit ces deux heures pour leur famille et leurs loisirs, toujours selon l'Inra.


Gros plan sur l'extrémité du bras de robot: le manchon de la trayeuse (à gauche) guidé par le laser (à droite)

Chez les Mortier, c'est désormais Damien, 18 ans, qui s'occupe seul du suivi du troupeau. Auparavant, il fallait que deux personnes se chargent de la traite. Une heure et demi, matin et soir.

Aujourd'hui, Damien passe deux fois par jour dans le troupeau, un peu quand il veut. «Le soir, on peut passer vers 18 heures comme à 21 heures. Il nous est arrivé de passer vers minuit.» L'arrivée du robot est vécu comme une libération.

«Hier soir, on a fait la fête», raconte Damien, aux côtés de son meilleur ami Jessie. «On a pu se lever à 8h30. Avant, à 7 heures, il fallait être d'attaque pour la traite. Il m'est même arrivé de revenir à 5 heures du matin et de mettre en route la traite directement. Pendant les repas de famille, il fallait toujours repartir vers 17 heures, alors que tout le monde était bien. Quand tu reviens deux heures plus tard, t'es plus dans l'ambiance.»

Acheter un robot ou arrêter l'élevage laitier

Une libération côté famille mais aussi côté travail. Chez les Mortier, où l'on produit à la fois du lait et des céréales, cela facilite l'organisation. «Quand il y avait des travaux dans les champs, il fallait commencer la traite à 5 ou 6 heures pour faire une bonne journée. Et le soir, il fallait que deux personnes reviennent pour traire, vers 19 heures.» Maintenant, le travail est plus confortable: «On essaie de se lever de bonne heure quand même. Quand il n'y a rien de prévu dans les champs, c'est 8 heures. Il faut garder le rythme. Sinon, quand il y a du travail dans les champs, c'est 7 heures».


Grâce son téléphone portable, Damien peut être prévenu d'un problème advenu sur le robot. Mais il peut aussi surveiller ses vaches grâce à une caméra installée sous le toit de l'étable.

La robotisation est aussi une réponse à un problème de fond dans la Somme: la baisse vertigineuse du nombre d'exploitations laitières (-29% entre 2000 et 2010).

Seuls à la tête d'exploitations agricoles de plus en plus importantes, nombre de jeunes agriculteurs qui voient leurs parents quitter la ferme à l'âge de la retraite, se retrouvent face à une charge de travail importante. Trop importante.

Alors un choix s'impose. Certains arrêtent le lait trop gourmand en temps, pour se spécialiser dans les céréales. D'autres trouvent des solutions pour continuer sans être débordés par le travail: s'associer à une autre ferme, embaucher un vacher ou acheter un robot.


Aux alentours de l'étable

Selon une enquête des chambres d'agriculture de Picardie et du Nord-Pas de Calais, 46% des éleveurs équipés d'un robot étaient motivés par un problème de main-d'oeuvre. Et pour cause, les soixante fermes robotisées de la Somme sont de grosses entreprises. En moyenne 156 hectares et 70 vaches, alors que la ferme moyenne samarienne ne compte que 50 vaches.

Même s'ils ne représentent aujourd'hui que 5 à 6% des élevages dans la Somme, les fermes équipées de robots font grand bruit dans les campagnes. Sébastien, le père de Damien Mortier en est convaincu: «D'ici à cinq ans, la plupart des gros élevages auront un robot

À la chambre d'agriculture de la Somme, Jean-Louis Pilard du service Productions animales est plus prudent: «c'est difficile de faire de la prospective. Aujourd'hui un tiers des nouvelles installations sont des robots. Demain ça pourrait même être 50%».

À Fienvillers, il ne reste plus que deux éleveurs laitiers. Tous les deux ont un robot.
 


Sébastien Mortier, le père de Damien au milieu de la nurserie